« Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage », dit un proverbe français. Les religions sont-elles enragées ? Ceux qui souhaitent les exclure de la vie publique pour les cantonner dans la sphère strictement privée voudraient le faire croire. Aussi, prenant prétexte de la dimension apparemment religieuse des conflits qui ensanglantent la planète, ils attisent le préjugé selon lequel les religions, et spécialement les religions monothéistes, seraient par nature des facteurs de division entre les hommes. Pour mettre un terme aux violences et garantir la paix universelle, une seule solution : la sécularisation à outrance.
Cette argumentation est une des figures que prend aujourd’hui la pensée antireligieuse. L’athéisme dogmatique est devenu marginal, même si, sous sa forme scientiste, il imprègne la mentalité séculière commune, mais, dans une culture gagnée au relativisme, il passe paradoxalement pour une sorte de fanatisme religieux. On ne s’attaque donc plus tant à Dieu qu’à l’homo religiosus. Le préjugé s’étant répandu que le relativisme est la seule philosophie qui soit accordée aux exigences de la démocratie libérale, tout comportement qui se réfère à une vérité transcendante, universelle et absolue, est perçu comme une menace pour la paix civile. La foi religieuse est dénoncée comme une pathologie sociale.
Cette stratégie de diabolisation du religieux ne date pas d’hier. L’État moderne, religieusement neutre et politiquement tout-puissant, ne s’est-il pas imposé en s’autoproclamant le seul remède face aux guerres de religion ? La dénonciation s’est ensuite concentrée sur les religions monothéistes parce qu’elles sont supposées produire une « mentalité » intolérante chez leurs croyants puisqu’ils pensent posséder une vérité universelle et absolue. « L’intolérance n’est essentielle qu’au monothéisme, résumait Schopenhauer. Un Dieu unique est, d’après sa nature, un Dieu jaloux, qui n’en laisse vivre aucun autre. Au contraire, les dieux polythéistes, d’après leur nature, sont tolérants. Voilà pourquoi les religions monothéistes seules nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux hérétiques, comme celui du bris des images des autres dieux » (Parerga et paralipomena. Sur la religion [1851]). Depuis lors, la critique du monothéisme s’est encore nourrie du primat que la postmodernité accorde à la différence sur l’identité, à la pluralité sur l’unité, au relatif sur l’absolu.
Dans ce contexte, il est heureux que la Commission théologique internationale (CTI) se soit saisie du problème. Une sous-commission, présidée par le Père Philippe Vallin, a travaillé pendant cinq ans sur le sujet, dans un échange constant avec l’ensemble de la CTI. Le fruit de ce travail est un bel essai vigoureux Dio Trinità, unità degli uomini. Il monoteismo cristiano contro la violenza (version française), approuvé par l’ensemble de CTI le 6 décembre 2013. Ce document ne se présente pas comme un traité exhaustif de théologie mais comme un « argomentata testimonianza » (Presentazione).
La thèse du document est sans équivoque : au regard de la foi chrétienne, la violence « au nom de Dieu » est une hérésie pure et simple. Aucune concession ici à l’air du temps mais une conviction qui jaillit du cœur même de l’Évangile. La document se propose, en effet, de « neutralizzare la giustificazione religiosa della violenza sulla base della verità cristologica e trinitaria di Dio » (Presentazione). Le refus de toute violence religieuse est surtout déterminé par la contemplation de Jésus-Christ en sa Passion, lui qui « insulté ne rendait pas l’insulte, souffrant ne menaçait pas, mais s’en remettait à Celui qui juge avec justice » (1 P 2, 23). Sans que cela justifie une quelconque divinisation morbide la souffrance, le Christ prend sur lui, comme victime, la violence des hommes, y compris la violence religieuse, et il la détruit en sa racine par la puissance de l’amour. La violence ne se justifie donc ni pour venger les droits de Dieu ni pour sauver les hommes malgré eux, car « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même » (Vatican II, Déclaration Dignitatis humanae, 1). « Dieu ne saurait se plaire dans le sang, et ne pas agir selon la raison est étranger à Dieu. […]. Celui qui entend amener quelqu’un à la foi a besoin d’une langue habile et d’une pensée juste, non de violence, ni de menace, ni de quelque instrument blessant ou effrayant » (Manuel II Paléologue, Entretiens avec un musulman. 7e controverse, « Sources chrétiennes 115 », p. 144-145, cité par Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne le 12 septembre 2006). Tel est le paradoxe du christianisme : le respect scrupuleux de la liberté religieuse n’est pas motivé par une forme de relativisme mais il découle de ce qu’il y a de plus « dogmatique » dans l’idée que la foi chrétienne offre de Dieu.
Prétendre ainsi que le refus de toute violence au nom de Dieu est inscrit au cœur même de la foi chrétienne rend nécessaire une autocritique de la praxis historique des chrétiens. En effet, au long de son pèlerinage dans l’histoire, le peuple de Dieu n’a pas toujours été à la hauteur de cette conviction et le bienheureux Jean-Paul II à l’occasion du grand jubilé de l’an 2000 a demandé pardon pour « le consentement donné par des fils de l’Église, surtout en certains siècles, à des méthodes d’intolérance et même de violence dans le service de la vérité » (Tertio millenio adveniente, 35). Mais aujourd’hui, estime la CTI, les conditions sont réunies pour « l’irreversibile congedo del cristianesimo dalle ambiguità della violenza religiosa » (n° 64). Dans cette ligne, le document s’emploie à dénouer les liens accidentels qui ont pu se tisser dans l’histoire entre christianisme et violence religieuse et à interpréter correctement les « pages difficiles » de la Bible qui semblent légitimer la violence religieuse (n° 24-30).
Dans le débat sur monothéisme et violence, le document a pris soin d’éviter deux solutions de facilité. La première aurait consisté à désolidariser le christianisme du monothéisme : Oui, concédons que le monothéisme est facteur de violence, mais précisons aussitôt que le christianisme échappe à cette accusation parce qu’il annonce le mystère d’un Dieu Trinité, qui est, en lui-même, communion dans la différence. Bien au contraire, souligne le document, le mystère trinitaire ne s’affirme aucunement au détriment du monothéisme. Certes, la confession de foi en la Trinité détermine en profondeur la compréhension chrétienne du monothéisme. Mais le concept de monothéisme, s’il n’est pas univoque, n’est pas non plus équivoque. La CTI écarte le « fraintendimento, filosofico e anche religioso, dovuto al sospetto che l’enfasi cristiana sull’incarnazione di Dio, come anche la relazione trinitaria nella vita di Dio, avvengano al prezzo della perdita della purezza, della trascendenza, della perfetta semplicità di Dio » (n° 78). L’affirmation de l’absolue simplicité de Dieu, sur laquelle le document insiste, garantit que la confession de la Trinité n’est pas un trithéisme de fait, compensé par la communion subséquente des personnes, mais qu’elle est inséparable de la reconnaissance de l’unicité de la substance divine, telle que déjà la raison l’exige.
Une seconde facilité apologétique aurait été de désolidariser la foi chrétienne de la religion : Oui, concédons que la religion est facteur de violence, mais précisons aussitôt que le christianisme ne relève pas de la religion mais de la foi. Bien au contraire, le document insiste sur la valeur intrinsèque de l’expérience religieuse comme telle. De même que la grâce ne détruit pas la nature mais la guérit et la porte à son accomplissement, de même la foi chrétienne assume la dimension religieuse de la condition humaine. Elle la purifie en la reconduisant à son essence authentique laquelle unit inséparablement amour de Dieu et amour du prochain, de sorte que toute violence au nom de Dieu est « una corruzione dell’esperienza religiosa » (n° 95).
Ce point est capital pour le dialogue interreligieux. Les théologiens catholiques qui ont rédigé ce document n’ont pas voulu parler au nom des croyants des autres religions monothéistes mais ils les invitent à entreprendre une démarche analogue de purification à l’intérieur de leurs propres traditions. Dans la mesure où celles-ci sont l’expression d’une religion authentique, elles ne peuvent que rejeter la violence religieuse. N’est-il pas significatif que le bienheureux Jean-Paul II ait placé la rencontre interreligieuse d’Assise de 1986 sous le signe de la paix ? Loin d’être des facteurs de division, les religions, lorsqu’elles sont fidèles à leur essence et sans rien renier de leur sens de l’absolu, sont des ferments de paix. Voilà pourquoi il serait suicidaire de les tenir à l’écart de la vie sociale et politique.
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