Marie-Joseph Lagrange. Une biographie critique par Bernard Montagnes. Recension par Pierre Gendron

Bernard Montagnes. Marie-Joseph Lagrange. Une biographie critique

 

Source : Spiritualité 2000

Livre du mois, Décembre 2008

Responsable de la chronique : Jacques Sylvestre, o.p.

L’auteur du compte rendu : Pierre Gendron

Le père Lagrange, dominicain, né à Bourg-en-Bresse au nord de Lyon le 7 mars 1855, mort à Saint-Maximin dans le midi de la France le 10 mars 1938, est célèbre pour avoir fondé l’École biblique de Jérusalem en 1890 (devenue, en 1920, École biblique et archéologique française) et, en 1892, la Revue biblique. Ses restes ont été transférés en 1967 au couvent de Saint-Étienne, à Jérusalem, où il a passé la plus grande partie de son existence.

Le regard du P. Lagrange, tel qu’on peut le voir sur la photo de couverture du livre de Bernard Montagnes, est la première chose qui retient l’attention dans la présentation matérielle de l’ouvrage. On peut rappeler ici ce qu’écrivait Péguy, dans le Mystère des Saints Innocents : « Toutes les soumissions du monde ne valent / pas un beau regard d’homme libre. / Ou plutôt toutes les soumissions d’esclaves du monde / me répugnent et je donnerais tout [dit Dieu] / Pour un beau regard d’homme libre, / Pour une belle obéissance et tendresse et dévotion / d’homme libre… »

Cette biographie critique n’est pas une hagiographie. Mais on sait que la béatification du P. Lagrange est en bonne voie ; et si l’on parle maintenant de sainteté à son sujet, cela tient assurément à la manière dont il a incarné cette obéissance d’homme libre. Ce trait apparaît d’autant plus méritoire chez lui qu’il était connu pour sa franchise. Comme le fait remarquer l’auteur, à la fin de son livre : « Religieux de parfaite régularité, en tout irréprochable, le P. Lagrange faisait de l’obéissance un absolu, mais jusque dans l’obéissance il se comportait en homme libre. »

Le fondateur de l’École biblique fut un pionnier de l’exégèse historico-critique, à un moment où cette méthode d’interprétation des Écritures paraissait trop novatrice, trop subversive pour être acceptée volontiers par les autorités de l’Église catholique, qui l’obligèrent à abandonner ses travaux sur l’Ancien Testament. Son biographe raconte de manière détaillée quels combats le P. Lagrange eut à soutenir, et quelle suspicion et quel désaveu il eut à subir de la part du Saint-Siège. Le prix à payer pour donner droit de cité à la modernité historique et critique dans les études bibliques a été lourd pour ce savant ; mais le bienfait a été immense pour l’Église.

L’auteur explique comment le P. Lagrange a continué contre vents et marées son labeur scientifique, en dépit de toutes les tracasseries qui ont marqué sa carrière, convaincu qu’il était du profit que le croyant devait trouver dans la critique historique pour comprendre la Parole de Dieu. S’inspirant du programme de la Revue biblique, il s’était très tôt signalé en publiant La Méthode historique, un recueil de conférences de vulgarisation prononcées à Toulouse en 1902, et qui est devenu un manifeste après coup, par la manière dont l’ouvrage a été reçu.

Une façon de saisir l’actualité du P. Lagrange aujourd’hui est de relire le Message du dernier synode sur la Parole de Dieu, qui s’est tenu à Rome du 5 au 26 octobre 2008. À titre d’exemple, on peut faire ressortir deux points particulièrement importants de cet examen. D’abord, on observe que le synode est animé par un souci constant d’éviter l’écueil du fondamentalisme. Il propose un voyage spirituel qui, partant de l’éternité et de l’infinité de Dieu, nous conduit « jusqu’à nos maisons et le long des rues de nos cités » ; avant tout, il réaffirme clairement que Jésus Christ est la Parole de Dieu faite chair, homme et histoire (I, 3). Le P. Lagrange ne disait pas autre chose.

En fait, l’orientation préconisée en exégèse par le P. Lagrange n’a été avalisée qu’après sa mort par le pape Pie XII, dans l’encyclique Divino afflante Spiritu, en 1943. Elle fut plus tard confirmée par le concile Vatican II, et le synode ne fait que reprendre cet enseignement. La Bible est chair, dit le synode, « elle exprime dans des langues particulières, dans des formes littéraires et historiques, dans des conceptions liées à une culture antique, elle conserve la mémoire d’événements souvent tragiques. […] Elle nécessite une analyse historique et littéraire, qui s’actualise à travers les diverses méthodes et approches offertes par l’exégèse biblique » (II, 5).

De plus, le synode encourage ouvertement une forme de dialogue œcuménique dont le P. Lagrange, avec ses limites, qui étaient réelles, fut à sa manière un précurseur. Ce deuxième point est lié au premier dans la mesure où il s’agit de regrouper toutes les forces s’opposant à un fondamentalisme qui nie l’incarnation. Confronté à la réalité d’un monde sécularisé, le synode rappelle que « dans la maison de la Parole, nous rencontrons aussi les frères et sœurs des autres Églises et communautés ecclésiales », et il conclut : « Ce lien doit toujours être renforcé par […] le dialogue exégétique, l’étude et la confrontation des différentes interprétations des Écritures » (III, 10).

En dépit des entraves que subissait le P. Lagrange, la Revue bibliquea ouvert une véritable brèche dans le mur qui séparait catholiques et protestants. C’est une conséquence directe des efforts du P. Lagrange pour faire face au drame intellectuel que constituait pour l’Église catholique le choc de l’exégèse critique de la Bible venu des universités protestantes d’Allemagne. Dans ce contexte, le P. Lagrange ne manque pas de revendiquer avec une émotion non dissimulée les mérites de la Revue biblique : « Le courrier me montre à quel point nous sommes en vue dans le monde protestant. […] N’est-ce pas quelque chose de voir reconnaître […] que nous travaillons avec compétence et une parfaite loyauté, tout en étant soumis à l’Église ? […] Ils nous ont tant reproché de négliger la Bible ! »

Cet ouvrage a de belles qualités. Bernard Montagnes, dominicain de la province de Toulouse, à laquelle appartenait le P. Lagrange, a été bien servi dans son travail par son expérience d’archiviste. Il traite son sujet d’abord en historien, un peu comme l’a fait Jacques Le Goff pour saint Louis. Respectueuse des faits, sa biographie est un guide sûr qui mérite son appellation de critique ; elle se consulte comme un dossier permettant de juger sur pièces. Destiné à faire connaître la figure du P. Lagrange, on peut souhaiter que ce livre puisse également faire découvrir le message d’espérance qu’a voulu apporter ce grand serviteur de la Parole.

 

Pierre Gendron

 

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