Ancien Testament
Le P. Lagrange, dès le début de sa carrière, a donné une série d’études sur l’œuvre de Moïse, question capitale dont dépend presque toute l’histoire de l’Ancien Testament. Parmi ces études il faut citer en premier lieu : Les sources du Pentateuque, texte de la fameuse conférence donnée au congrès scientifique des catholiques de Fribourg en août 1897. (Extrait de L’Œuvre exégétique du R. P. Lagrange. L’Ancien Testament. Le Sémitisme par Joseph Chaine (1888-1948), exégète, élève et disciple du P. Lagrange, Cahiers de la Nouvelle Journée, 28)
In Revue biblique internationale (1898), tome VII, p. 10-32
La première théorie raisonnée sur les sources du Pentateuque est catholique et française.[1]
Jean Astruc[2] de Montpellier, mort à Paris en 1766, publia en 1753 ses « conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse. » Il déclare dans son avertissement : « Cet ouvrage estoit composé depuis quelque tems, mais j’hésitois à le publier, dans la crainte que les pretendus Esprits-forts, qui cherchent à s’étaier de tout, ne pussent en abuser pour diminuer l’autorité du Pentateuque. Un homme instruit, & trez zelé pour la Religion à qui je l’ai communiqué, a dissipé mes scrupules. Il m’a assuré, que ce que je supposois sur les Mémoires, dont Moyse s’estoit servi pour composer la Genèse, avoit esté déja avancé, quant au fond, par plusieurs Auteurs dans des Ouvrages trez aprouvez ; que l’application particuliere que je faisois de cette supposition, en distribuant la Genèse en plusieurs colonnes, qui representoient ces mémoires, n’alteroit en rien le Texte du Livre de la Genèse, ou ne l’alteroit pas plus que la division, qu’on en avoit faite en Chapitres & en Versets ; & qu’ainsi, loin de pouvoir jamais préjudicier à la Religion, elle ne pouvoit au contraire que lui estre trez avantageuse, en ce qu’elle servoit à écarter, ou à éclaircir plusieurs difficultez, qui se presentoient en lisant ce Livre, & sous le poids desquelles les Commentateurs ont esté jusqu’ici presque accablez. Sur son avis, j’ai donc pris le parti de donner cet Ouvrage, & de le soumettre au jugement des Personnes éclairées, dont j’écouterai les observations avec plaisir. Je proteste d’avance trez sincerement, que si ceux qui ont droit d’en décider, & dont je dois respecter les décisions, trouvent mes conjectures ou fausses, ou dangereuses, je suis prêt à les abandonner, ou pour mieux dire, je les abandonne, dés à présent. Jamais la prévention pour mes idées ne prévaudra chez moi à l’amour de la Vérité et de la Religion. »
J’ai reproduit intégralement ces belles paroles, parce qu’elles expriment bien les sentiments des catholiques qui admettent des sources dans le Pentateuque, et non plus seulement, comme Astruc, dans la Genèse.
Il faut reconnaître pourtant que jusqu’à présent les espérances d’Astruc ne se sont pas réalisées, peut-être précisément parce que les catholiques ont abandonné l’étude des sources à « ces prétendus esprits forts », que nous appellerons simplement les critiques indépendants. C’est dans le protestantisme qu’on a poursuivi le problème. Les protestants conservateurs ont longtemps maintenu l’unité et l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Depuis la mort de Keil[3] et la conversion de Frantz Delitzsch[4] aux idées qu’il avait combattues toutes sa vie, la lutte a cessé, surtout en Allemagne : tous les critiques bibliques protestants s’entendent pour reconnaître, au moins dans les grandes lignes, les principaux documents dont le Pentateuque est composé. Non que ces documents eux-mêmes soient considérés comme des unités irrésolubles. La tendance qui prévaut aujourd’hui est toute à l’émiettement des documents. Kraetzchmar[5] déclare ouvertement que Jahviste et Élohiste sont des groupes qui représentent le travail de plusieurs générations et qu’il n’y a rien de plus erroné que de voir des individus dans les sigles J et E qui désignent ces sources[6]. Il est donc vrai de dire, que même pour les critiques indépendants, le problème littéraire n’est qu’entamé et qu’une longue carrière s’ouvre aux travailleurs.
Cependant, la question littéraire étant encore peu avancée, tandis que chacun classait, distinguait, datait à sa manière, un système s’est produit qui s’est proposé de reconstruire sur des bases nouvelles toute l’histoire d’Israël. On n’a pas hésité en effet – aussitôt que Kuenen[7] et Welhausen[8]ont eu brillamment généralisé les travaux de Vatke[9], de George[10], de Graf[11], de Reuss qui fut peut-être le premier à tracer la voie –, à créer une histoire d’Israël, une archéologie biblique, une théologie de l’Ancien Testament, d’après un système où tout se développe logiquement. Dès lors les discussions très épineuses de textes, auxquelles peu de personnes pouvaient prendre part, ont été épargnées au grand public, et celui-ci, séduit par un arrangement très habile des faits et des textes s’est laissé entraîner au torrent de la nouvelle école. On avait quitté le terrain littéraire, pour entrer dans le domaine de l’histoire. Les protestations n’ont pas manqué. Dillmann[12] a refusé de se rendre, mais si son érudition exceptionnelle lui faisait un rang à part, son système n’a pas de point d’appui solide, ses adhérents diminuent chaque jour.
En Allemagne et en Hollande, tout cède à l’engouement général. L’Angleterre suit, avec ce respect de la tradition qui tempère ses audaces, elle accepte en atténuant. La protestation de M. Sayce[13], appuyée sur les découvertes épigraphiques, a eu un immense retentissement dans le public, sans émouvoir le monde savant.
En Amérique, M. W. H. Green[14] s’est attaché à montrer les points faibles de la critique subjective[15], mais l’influence appartient dans les nouvelles universités à des professeurs venus d’Allemagne.
En France, les protestants ont tous accepté la solution littéraire, et quelques juifs rationalistes se sont complus à pousser aux dernières limites le rajeunissement des documents. Cette haute fantaisie, d’entrain français, est demeurée sans écho. Cependant M. Halévy[16] continue dans la Revue sémitiqueses attaques contre l’école grafienne, et quelques catholiques lui empruntent des arguments, sans songer qu’il n’admet nullement l’authenticité mosaïque du Pentateuque.
Cependant quelques-uns, comme M. Hommel[17], font deux parts dans la critique moderne : acceptant les conclusions littéraires généralement reçues, ils cherchent à se dérober aux théorèmes historiques des grafiens ; mais parce que les conclusions littéraires de cette école sont souvent le résultat d’une philosophie de l’histoire aussi sûre d’elle-même que la théologie du Discours sur l’Histoire universelle[18], il est impossible de rejeter ses conclusions historiques sans remanier ses conclusions littéraires, et jusqu’à présent on n’a rien fait de complet dans ce sens. Telle est, en peu de mots, la situation en dehors de l’Église.
Chose remarquable ! C’est dans le sein de l’Église qu’on a démontré pour la première fois scientifiquement que le Pentateuque ne pouvait être tout entier l’œuvre de Moïse. Richard Simon[19] était catholique et français. Ce qui n’empêche pas l’ironie de l’histoire, où, pour la nommer par son nom – l’ignorance du grand public –, d’attribuer à ceux qui le suivent dans cette voie une note de protestantisme allemand. L’Allemagne protestante judaïsait alors à plaisir. Elle avait accepté la grande synagogue d’Esdras tout entière, avec le système de l’infaillibilité du texte massorétique, et, peu s’en faut, la révélation des points voyelles au Sinaï ? Richard Simon crut faire œuvre de bon catholique, en montrant que cet esclavage de la lettre ne remplaçait pas avantageusement l’autorité de l’Église. Cette voix ne fut pas écoutée, et le dix-huitième siècle ne sut pas défendre la Bible contre les sarcasmes de Voltaire. Après la Révolution, les vraies facultés de théologie n’existaient plus. Ceux qui ont eu l’honneur de former un clergé français digne de l’ancien n’avaient guère le loisir de s’occuper de critique, et il faut reconnaître que l’enseignement dans les séminaires ne pouvait être qu’élémentaire. Il fallut s’en tenir aux thèses classiques, et l’écho des discussions littéraires ne parvint que faiblement jusqu’à nous. On se réveilla au bruit mené par l’école grafienne. La nouvelle histoire d’Israël avait tout l’air d’une machine dirigée contre la Révélation. Les apologistes qui la faisaient connaître pour la réfuter en extrayaient naturellement les passages les plus osés, les plus subjectifs, les plus dangereux. Tandis que le monde protestant avait vu sans sourciller cet ébranlement de l’histoire biblique, les catholiques ne pouvaient tolérer de sang-froid qu’on démolît le surnaturel. Dans ce péril, toute concession parut une compromission, toute indulgence une lâcheté. En France, on est toujours sûr d’avoir les rieurs de son côté quand on raille la critique et l’archéologie. On imprimait récemment que l’école allemande est justiciable d’un Labiche[20]. Mais dans une matière si sérieuse, la plaisanterie n’est pas de saison. Beaucoup de savants catholiques sont frappés de l’accord de tous les hommes spéciaux qui ont abordé la question critique en elle-même. Aussi peut-on dire qu’en ce moment nos maîtres sont partagés entre le double esprit également catholique de saint Augustin et de saint Jérôme. Les uns tiennent avant tout à conserver intact le dépôt de la tradition. Ils distinguent assurément la tradition divine des simples opinions transmises, mais ils craignent de tout céder en abandonnant quelque chose. Les autres, non moins attachés à l’Église, ne peuvent souffrir qu’on lui insulte en se moquant de l’insuffisance scientifique de ses théologiens ; ils espèrent, en démolissant eux-mêmes des défenses qui sont devenues une gêne, non seulement conserver, mais encore conquérir. Où est le juste milieu ? Il n’est peut-être pas inutile de se souvenir qu’Augustin errait en empêchant Jérôme de mettre au service de l’Église l’excellent instrument critique qui est devenu une partie de la Vulgate, et que Jérôme ne tenait pas assez de compte, dans ses opinions sur le canon, de l’autorité surnaturelle qui seule pouvait déterminer l’origine des Livres saints.
Les théologiens catholiques doivent se tenir en garde contre ce double excès. Attendre tranquillement que les systèmes adverses se soient ruinés mutuellement, c’est ne pas comprendre que si les reconstructions sont fragiles, la négation s’affermit de plus en plus. Suivre aveuglément un système à la mode pour montrer que les catholiques, eux aussi, font œuvre de critique, c’est sacrifier étourdiment au goût de l’indépendance. La critique n’est pas tout, il y a la discipline des âmes. Mieux vaut ignorer un détail littéraire que de mettre en péril le principe d’autorité dont nous vivons. L’Église ne procède jamais d’une manière révolutionnaire. Mais il semble que le moment est venu où on ne peut plus rester dans l’inaction sans compromettre le salut des âmes, sans éloigner de l’Église des forces intellectuelles qui lui sont encore attachées ; il semble qu’à marcher en avant, on peut en gagner beaucoup d’autres. Allons donc en avant, mais avec respect. Avant d’aborder le problème, nous devons savoir dans quelle mesure cela est permis. Nous avons donc à résoudre d’abord certaines questions préjudicielles : les raisons qui ont empêché jusqu’à présent les catholiques d’aborder l’examen des sources du Pentateuque, ces raisons sont-elles décisives ?
Première question préjudicielle : la rédaction des Livres saints
Les Orientaux sont des gens du livre, comme disait Mahomet. Ils l’estiment plus que ne font les Occidentaux et le respectent moins. Comment expliquer cette antithèse qui a tout l’air d’un paradoxe ? Par ce fait que le livre est plus impersonnel en Orient qu’en Occident. Planant au-dessus des esprits sans porter l’empreinte subjective d’un esprit particulier, il a toute la valeur d’une autorité supérieure, dont les origines ont quelque chose de mystérieux. Le livre vaut par lui-même, parce qu’il est écrit. Aujourd’hui encore les Orientaux s’informent peu des auteurs d’un livre. Ils l’estiment donc davantage comme livre. Mais ils respectent moins son texte. Cette autorité générale qui régit tout le monde est aussi le bien de tout le monde. On se soucie peu de la reproduction littérale des mots quand on le copie, et on se croit permis d’en faire d’amples extraits qui figureront d’autant mieux dans un nouvel ouvrage qu’ils avaient moins de caractère individuel dans leur première situation. Non qu’il n’y ait entre les livres des différences profondes ; ils diffèrent comme livres autant que les nôtres, mais ce n’est pas par une relation visible avec leurs auteurs. L’Orient pratique la communauté dans la pensée et dans le livre comme dans l’organisation sociale. Il serait exagéré de dire que l’Oriental ne copie pas un livre sans le mettre à jour, mais il est certain aussi que nous avons été dupes de la fidélité tardive des Juifs à leur texte sacré. La liberté dans l’emprunt et dans la reproduction des sources caractérise, par exemple, l’œuvre de Josèphe plus que celle d’un écrivain classique quelconque.
Il résulte de tout cela que les rapports de la critique textuelle et de la critique littéraire sont autres lorsqu’il s’agit des ouvrages classiques et de la Bible, écrite tout entière en vertu de l’inspiration divine, mais selon les procédés littéraires des Orientaux.
Pour nous modernes, et peut-être aussi pour les auteurs gréco-romains, ces rapports sont nettement tranchés. L’ouvrage sort tout rédigé des mains de l’auteur. Les copistes pourront y pratiquer certaines altérations ; fussent-elles volontaires, elles n’ont pas le caractère d’un remaniement voulu, perpétré avec autorité. L’esprit, souvent malavisé, que déploie le copiste pour faire une correction, vise la reconstitution du texte primitif. À son tour la critique littéraire peut bien entreprendre de déterminer les influences littéraires qu’a subies l’auteur, les documents qu’il a consultés, les histoires qu’il a recueillies, elle ne se trouve presque jamais en présence d’un ouvrage composé par apports successifs. Si c’est le cas pour l’Iliade et l’Odyssée, nous touchons déjà à l’Orient, et en tous cas la question des sources de Tite Live n’a pas le même caractère que la question des sources de Josèphe. Or ce sont ces principes qui nous ont guidés jusqu’ici dans l’étude de l’Ancien Testament. Les anciens commentateurs n’ont jamais hésité à appliquer au texte inspiré la critique textuelle qu’ils ont pratiquée avec honneur. Ils ont reculé devant l’exercice de la critique littéraire parce qu’ils ont cru Moïse auteur du Pentateuque, tel que nous le possédons, sauf quelques gloses, n’imaginant pas qu’on pût et qu’on dût le traiter autrement que les œuvres de Virgile ou de Thucydide. Avec notre formation classique, l’idée ne nous vient même pas d’une rédaction sans cesse poursuivie.
Il faut donc montrer, par un exemple précis, que le travail de rédaction se poursuivait encore après la version des Septante : deux récits parallèles mis bout à bout dans la version grecque ont été fondues dans le texte massorétique.
Texte des Septante (Gen 47) :
Premier récit
1. Joseph vint annoncer au Pharaon : « Mon père et mes frères et leurs troupeaux et leurs bœufs et tout ce qui leur appartient sont venus du pays de Chanaan, et voici qu’ils sont dans le pays de Gessen. » 2. Et de ses frères il en prit cinq qu’il présenta à Pharaon. 3. Et Pharaon dit aux frères de Joseph : « Quelle est votre occupation ? » et ils dirent au Pharaon : « Tes serviteurs sont pasteurs de troupeaux, nous et nos pères. » 4. Et ils dirent au Pharaon : « Nous sommes venus pour séjourner dans le pays, car il n’y a pas de pâturage pour les troupeaux de tes serviteurs, car la famine a prévalu dans le pays de Chanaan : maintenant donc nous habiterons dans le pays de Gessen. » 5. Pharaon dit à Joseph : « Qu’ils habitent dans le pays de Gessen, et si tu sais qu’il y a parmi eux des gens habiles, établis-les chefs de mes troupeaux. » |
Deuxième récit placé à la suite du premier
Jacob et ses fils vinrent en Égypte vers Joseph, et Pharaon roi d’Égypte l’apprit. Et Pharaon dit à Joseph : « Ton père et tes frères sont venus vers toi. 6. Voici, le pays d’Égypte est devant toi, fais habiter ton père et tes frères dans le meilleur pays. 7. Et Joseph introduisit Jacob son père et le présenta à Pharaon etc… |
Il est manifeste que nous avons ici un double récit de l’arrivée de Jacob en Égypte. Je n’ai pas cité ce doublet pour prouver l’existence de plusieurs documents, il n’est pas en cela plus frappant que beaucoup d’autres, mais pour montrer authentiquement comment de pareils doublets étaient fondus dans un seul récit par des rédacteurs soucieux de l’unité. Voici le texte massorétique traduit dans notre Vulgate :
- Joseph vint et annonça à Pharaon : « Mon père et mes frères et leur petit et leur gros bétail et tout ce qui est à eux sont venus du pays de Chanaan et les voici dans le pays de Gosen. 2. Et parmi ses frères il en prit cinq et les présenta à Pharaon. 2. Et Pharaon dit à ses frères : « Quelle est votre occupation ? » Et ils dirent à Pharaon : « Tes serviteurs sont pasteurs de troupeaux, nous comme nos pères. 4. Et ils dirent à Pharaon : « Nous sommes venus pour séjourner dans le pays, car il n’y a pas de pâturage pour les troupeaux de tes serviteurs, car la famine s’est aggravée dans le pays de Chanaan. Et maintenant que tes serviteurs habitent dans le pays de Gosen. 5. Et Pharaon dit à Joseph : « Ton père et tes frères sont venus vers toi. 6. Le pays d’Égypte est devant toi : fais habiter ton père et tes frères dans le meilleur du pays de Gosen, et si tu sais qu’il y a parmi eux des hommes de valeur, tu les nommeras chefs des troupeaux qui sont à moi. 7. Et Joseph amena Jacob son père et il l’introduisit devant Pharaon, etc.
Le texte massorétique a pratiqué une soudure. Il a supprimé quelques mots pour dissimuler la répétition qui accusait d’une manière trop flagrante la juxtaposition des deux documents. On se demande souvent comment les critiques reconnaissent la main du rédacteur. Ce n’est pas toujours facile : ici nous le voyons à l’œuvre grâce au témoignage de la version ecclésiastique grecque. J’ai dit un rédacteur : c’est en tout cas un copiste qui s’est cru le droit de remanier son texte et par conséquent de le rédiger. Les études très précises et très minutieuses de M. Touzard[21] montrent combien sont nombreuses les divergences entre plusieurs textes qui n’ont pu avoir qu’un seul original. Dans tous ces cas avons-nous affaire à des copistes ou à des rédacteurs ? ce sera peut-être une question de mots. Après qu’un texte a été tellement accepté de tous qu’on l’a traduit, on peut le considérer comme définitivement rédigé ; nous appellerons donc changements de copiste relevant de la critique textuelle tous ceux qui ont suivi les Septante, et il n’y aura aucune raison de leur supposer la grâce de l’inspiration. Mais ces copistes auront pris quelquefois de si étranges libertés qu’en fait ils relèvent de la critique littéraire. Peu importent les mots ! Ce qu’il importe de constater, c’est l’existence de pareils changements rédactionnels à une époque tardive. S’ils se sont produits peu avant la pétrification définitive du texte massorétique, que ne peut-on supposer pour les temps primitifs ? Évidemment les Hébreux n’entendaient pas comme nous l’inviolabilité du droit de l’auteur. Il faut reconnaître le fait. Pourquoi refuser dès lors l’examen de tous les cas similaires ? La conception classique sur la rédaction des livres ne saurait nous lier comme théologiens, et c’est elle qui avait donné naissance à une théorie particulière de la canonicité et de l’inspiration. On supposait le livre saint rédigé toujours tout d’une pièce et déposé près de l’arche sans que personne osât en changer une ligne, et on ne comprenait pas qu’une série de remaniements pût se produire sans porter atteinte à son caractère sacré. Or ces deux scrupules avaient déjà été levés d’une manière excellente par Richard Simon. Il avait compris que la critique textuelle n’expliquait pas tout, et qu’on faisait de son temps un abus de ses ressources – comme lorsque l’on suppose de nos jours tant de chiffres altérés par les copistes –, et il concédait sans peine que les rédacteurs successifs avaient grâce et mission pour introduire des changements. « Le principe que nous venons d’établir touchant la liberté que les prophètes ou écrivains publics ont eue de changer quelque chose dans les Livres sacrés, nous doit faire prendre garde à ne pas multiplier si facilement les diverses leçons dans le texte hébreu… C’est pourquoi il ne faut pas attribuer toutes ces diversités à la négligence des copistes, puisqu’une partie peut être attribuée à ceux qui ont compilé les mémoires… »[22]
Certaines répugnances obscurément perçues sont plus fortes que des raisons positives contre un progrès permis. On éprouve de la peine à voir les Livres saints composés, retouchés, remaniés, compilés par des inconnus… On ne voit pas la grâce de l’inspiration descendant sur eux comme sur Moïse… On a rencontré cette théorie d’une rédaction successive formulée sans égards ni respect, peut-être avec persiflage… On ne veut pas voir dans les Livres saints avec Renan[23] un conglomérat de fragments mal digérés comme la nourriture d’un boa. Mais en réalité ces choses n’ont rien d’indigne de Dieu. Le don de l’inspiration était à coup sûr exceptionnel dans chaque cas particulier, mais il était répandu très abondamment dans l’Ancien Testament. C’était comme une esquisse de cette assistance de l’Esprit Saint accordée à l’Église. L’auteur des Paralipomènes[24] a cherché un peu partout les matériaux de son histoire. Les théologiens se sont souvent demandé si ces textes étaient inspirés. Il ne leur répugnait donc pas de voir pratiquer ce qu’on appelle « la dissection d’un corps saint ». Traduire, transcrire, développer un ouvrage sacré est assurément licite et peut être le résultat de l’inspiration. Harmoniser dans un seul corps des ouvrages même inspirés, et pour cela les réduire à certaines proportions, ce n’est pas les disséquer sans respect, c’est en faire l’usage auquel ils étaient définitivement destinés dans les vues de la Providence. Et si Dieu a pu permettre que certains livres saints se perdissent, n’a-t-il pas pu diriger l’opération qui sauvait du moins une partie de certains autres ? On sait d’ailleurs que si le dogme de l’inspiration exige que le dernier rédacteur ait été inspiré, il n’est pas nécessaire d’admettre l’inspiration des documents qu’il emploie.
En résumé, la première raison qui nous empêche d’appliquer au Pentateuque les règles de la critique interne, c’est cette opinion, reçue des classiques et des massorètes, que les Livres saints rédigés d’un trait avaient été reproduits avec la même exactitude scrupuleuse que le texte massorétique actuel l’a été depuis le deuxième siècle. Ce préjugé ne pouvant tenir contre les faits, nous ne sommes pas obligés d’attribuer à l’auteur primitif la rédaction définitive.
Deuxième question préjudicielle : l’évolution législative
Si le Pentateuque a subi des changements rédactionnels proprement dits, peut-on dire qu’ils ont atteint même la substance des lois, de manière à ce que nous trouvions dans ce Code plusieurs législations successives ?
Cette évolution serait tout à fait conforme à la nature. En dehors de la loi morale, dont les principes premiers sont absolus, toute loi bonne tient compte des circonstances. Elle ne régit pas l’homme en soi, l’homme métaphysique, mais l’homme concret, l’homme historique, placé dans un milieu social, avec des droits et des devoirs spéciaux qu’il s’agit de déterminer. Ces relations changeant avec le temps – même en Orient –, il est nécessaire que la législation suive le cours des choses.
Mais, dira-t-on, il s’agit d’une loi divine, qui sans être contraire à la nature, ne dépend pas cependant de ses fluctuations : elle domine l’histoire, et c’est malgré lui que le peuple d’Israël y a été ramené en dépit de ses tendances spontanées. — Cette raison est décisive pour le fond même de la loi, mais non pour des modifications accessoires. Rien n’empêche d’admettre l’évolution divine d’une loi divine, surtout d’une loi divine qui n’était pas définitive, et cette seule hypothèse fait évanouir mainte grave difficulté proposée contre la Bible.
Il est incontestable que certaines dispositions du Pentateuque paraissent contradictoires. Depuis longtemps les harmonistes donnent des solutions qui sont possibles chacune en particulier, mais dont l’ensemble constitue une impossibilité morale. Que l’on admette une législation qui évolue, l’apparence même de contradiction disparaît. Les deux dispositions se contredisent en ce sens que l’une abroge l’autre, mais le rédacteur ne se contredit pas en rapportant deux dispositions successives. Il est d’ailleurs parfaitement possible, et dans les idées anciennes, qu’un code contienne différents stages de la législation. Les constitutions des Frères Prêcheurs ont, dans leur texte, des statuts qu’on n’a pas voulu abroger mais auxquels les dispositions suivantes dérogent nettement. L’avantage de cette pratique est de témoigner un plus grand respect à la loi des ancêtres. L’inconvénient est d’offrir quelque obscurité, mais ce n’est pas un obstacle dans une société vivante qui connaît sa législation par l’usage et avec une autorité constituée pour l’expliquer. M. Vigouroux[25] a cru que l’hypothèse d’une succession dans les lois était le seul moyen de résoudre la difficulté touchant l’unité d’autel. Moïse aurait d’abord permis les autels multiples, puis restreint cette liberté pour le temps du désert, et statué enfin que, le Temple bâti, c’est-à-dire après 400 ans, la liberté d’autel serait définitivement abolie. C’est dire que sur ce point capital la législation a passé par différentes phases, et seule la ressource d’une vue prophétique sauvegarde ici la mosaïcité de la législation. En tous cas c’est admettre que la loi quoique divine, quoique révélée, a pu changer et s’accommoder aux besoins du peuple, et c’est uniquement pour ne pas sacrifier l’authenticité mosaïque qu’on ne fait pas usage de cette solution obvie dans les autres cas.
Mais on objecte la formule : Dieu dit à Moïse d’établir telle ou telle loi. Des termes si précis supposent nécessairement que la loi est d’origine mosaïque. Que si l’on accorde à nos premières observations que la rédaction n’est pas nécessairement mosaïque, on demande du moins que la mesure ait été réellement édictée par Moïse ; sinon nous sommes dans le domaine de la fiction. Des prêtres auraient trompé le peuple en lui donnant comme la loi révélée par Dieu à Moïse leurs propres élucubrations, et pour mettre les noms propres, Esdras aurait impudemment mystifié ses contemporains en leur présentant comme la loi de Moïse le code sacerdotal qu’il venait de forger à Babylone.
C’est en effet ainsi que plusieurs critiques comprennent les choses, et c’est très malsonnant : sous cette forme c’est absolument inacceptable.
Mais ne pouvons-nous dépouiller le fait des commentaires rationalistes ? La formule dit bien que la loi est d’origine divine et d’origine mosaïque. Mais les prêtres de Jérusalem n’avaient-ils pas le droit de promulguer une loi au nom de Dieu ? Le Deutéronome (XVII, 11) leur donne expressément compétence, non seulement pour résoudre les questions de fait, mais aussi pour fixer les points de droit. On sait avec quelle facilité la jurisprudence se transforme en législation dans une civilisation où la distinction n’est pas exactement marquée entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Une coutume établie peut toujours être écrite et devient un texte de loi. S’il y avait bien jugé, si les mesures prises étaient conformes à la loi primitive, la loi était d’origine mosaïque en même temps que divine, non pas immédiatement, mais médiatement. On prononce le nom de fiction. Mais dans l’ordre législatif – surtout chez les anciens –, la fiction jouait un grand rôle, une fiction très légitime. Nous disions tout à l’heure que la loi évolue nécessairement. Cependant il est de la nature de la loi d’être éternelle. Les hommes savent ce que vaut l’éternité qu’ils donnent, et cependant ils statuent pour toujours. Et il importe qu’il en soit ainsi, car la loi est dans les sociétés l’élément stable qui règle les rapports mobiles des particuliers entre eux. Comment les anciens, qui tenaient plus que nous à ce principe, arrivaient-ils à le concilier avec les mutations indispensables ? Par la fiction. Plutôt que d’abroger la loi, on étendait son domaine à des cas qu’elle n’avait pas prévus. On donnait une action comme si on y avait droit. On traitait une propriété comme si elle se trouvait dans la situation légale. On jugeait en apparence d’après la loi ancienne pour faire prévaloir l’équité contre cette même loi. Ici je suis déjà dans l’hypothèse du droit romain. Ce droit s’est formé lentement par une réaction incessante de la raison et de la justice naturelle contre les barrières étroites des vieux statuts religieux de la cité romaine, et la fiction a été la transaction nécessaire entre des principes opposés. Dès lors son rôle a cessé d’être raisonnable et légitime. Mais si au lieu d’évoluer en sens inverse de l’ancien droit, la législation nouvelle n’avait été que le développement des antiques formules, ce n’eût plus été une fiction de donner la nouvelle loi comme une émanation des Douze tables, et en tous cas cette fiction eût été aussi légitime que celle qui exprime la filiation des cités par des noms d’hommes ou que celle qui supprime plusieurs membres dans une généalogie.
Prétendait-on que la formule exprime une révélation personnelle ? — Mais dans les cas mêmes où il s’agirait d’une disposition strictement mosaïque, rien ne nous oblige de croire à une révélation proprement dite. La loi ancienne est révélée dans son ensemble en ce sens qu’elle est approuvée par Dieu. Dieu a révélé à Moïse ce qu’il a jugé opportun de lui faire connaître, mais sa législation n’a aucun des caractères de la législation jacobine qui crée tout à nouveau pour régir l’homme intègre et absolu. Parmi les usages existants il a accepté les uns et repoussé les autres ; ce qu’il a fait au Sinaï il a pu le faire plus tard, par le canal ordinaire de l’autorité et sans recourir à des révélations spéciales. La formule : Dieu dit à Moïse signifie donc simplement : voici une loi émanée de l’autorité divine dans l’esprit du premier législateur. Cette interprétation ne fait pas disparaître toutes les difficultés ! Nous aurons à prouver contre un grand nombre de critiques qu’il y a eu une législation mosaïque et que les lois du Code sacerdotalen sont une conclusion normale, mais du moins nous pourrons considérer ces lois comme postérieures à Moïse non seulement dans leur rédaction mais encore dans leur thème spécial. Et nous serons affranchis d’un second préjugé juif, très opposé à une exégèse loyale des lois[26]
Troisième question préjudicielle : Le témoignage de la Bible
Ce témoignage est contenu dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.
Parlons d’abord de l’Ancien Testament.
On a prétendu prouver d’après lui que Moïse est l’auteur de tout le Pentateuque. Cela n’est dit nulle part ; les termes sont trop vagues pour être pris dans un sens si absolu. Il semble même que lorsque nous lisons : « Iahvé dit à Moïse : écris cela comme souvenir dans un livre[27] » (Ex XVII, 14), cela prouve deux choses : la première, que Moïse avait écrit quelque chose là-dessus ; la deuxième, qu’il n’avait pas écrit tout le reste.
Même réflexion pour Num. XXXIII, 2 et pour Ex XXIV, 7.
Au contraire, le Deutéronome est donné comme l’œuvre de Moïse (Deut XXXI, 24). Le texte ne doit pas s’appliquer à tout le Deutéronome tel que nous l’avons, mais du moins il vise l’ensemble de cette loi ; cela est indiscutable. Cependant devrons-nous nécessairement le considérer comme une affirmation catégorique de ce fait que Moïse a rédigé le Deutéronome ; est-ce un enseignement formel de l’écrivain sacré ?
Si on a admis nos observations préliminaires, il n’y a pas lieu de prendre plus à la lettre la formule : Moïse a écrit, que la formule : Dieu a dit à Moïse. Si Moïse n’était pour rien dans le Deutéronome, ce livre serait entièrement pseudépigraphe, or l’exemple de la Sagesse de Salomon semble prouver qu’un livre pseudépigraphique peut être inspiré. Mais nous n’en sommes pas réduits à cette solution. Qu’est-ce que le Deutéronome ? Une seconde loi en effet, une révision législative qui prend pour base le code de l’alliance (Ex XX-XXIII). Si le code de l’alliance est mosaïque, le Deutéronome l’est aussi. On pouvait donc le donner comme tel. Le rédacteur a été logique. Il a mis le nom de Moïse à ce qu’il considérait, avec raison, ou plutôt, à ce que toute la tradition considérait comme son œuvre. Si nous prouvons contre les rationalistes que les coutumes rédigées étaient anciennes, conformes au droit mosaïque, ou du moins raisonnablement conclues de prémisses anciennes, la pseudépigraphie ne porte plus que sur la rédaction que les Hébreux considéraient comme flottante. Soyons logiques nous aussi, et ne nous scandalisons pas d’un procédé qui paraissait si naturel.
Il résulte en tous cas des textes qu’une très ancienne tradition attribuait à Moïse même la rédaction de certains récits et de certaines lois. Aucun argument de critique interne ne prévaudra là, contre. Cette croyance a permis aux législateurs d’attribuer à Moïse les lois qu’ils composaient dans son esprit. Mais les textes qui les renferment ne distinguent pas clairement la part de chacun. Ils ne nous empêchent donc pas d’appliquer la critique interne pour discerner le fondement des constructions postérieures pourvu que nous ne révoquions pas en doute leur affirmation principale.
On appliquera les mêmes solutions aux textes du Nouveau Testament. L’autorité de N.-S. Jésus-Christ ne doit pas être mise en cause. Il savait mieux que nous ce qu’il en était de l’origine du Pentateuque. Nous ne sommes pas de ceux qui limitent sa science, même comme homme. Mais si on nous a suivi jusqu’à présent, on a compris que la proposition : Moïse a écrit la loi, était vraie quant au fond, quoiqu’elle ne pût s’appliquer à la rédaction complète de cette loi. Le Sauveur n’avait pas assurément à redresser toutes les opinions des Pharisiens ; c’eût été compromettre le résultat de sa mission dans une controverse stérile. Il venait pour ramener les cœurs à Dieu, non pour traiter des problèmes littéraires. On le comprend si bien qu’on n’insiste que sur un seul texte. On dit : Jésus n’avait pas à réfuter toutes les erreurs, mais il ne pouvait du moins en approuver directement aucune. Or si Moïse n’est pas l’auteur du Pentateuque, le Seigneur a approuvé directement une erreur en disant : Nolite putare, quia ego accusaturus sim vos apud Patrem ; est qui accusat vos, Moyses, in quo speratis. Si enim crederitis Moysi, crederetis et mihi : de me enim ille scripsit. Si autem illius litteris non creditis, quomodo verbis meis credetis ? (Jo V, 45-47)[28].
Ce passage ne prouve rien touchant l’ensemble du Pentateuque. À supposer que le Sauveur parle expressément de ce qu’a fait l’homme nommé Moïse, cela prouve seulement qu’il a écrit quelque chose qui se rapportait à Jésus-Christ. Mais en réalité la personne de Moïse n’est ici qu’à la surface. L’opposition est entre le livre écrit et les paroles. Les Juifs n’espéraient pas en la personne de Moïse, mais en la toraque tout le monde connaissait sous le nom de Moïse. Leur erreur consiste à se confier en la loi, qu’ils ne comprennent pas, et qui les conduisait au Messie. Voilà l’erreur que le Sauveur désapprouve : la question littéraire du Pentateuque ne se posait même pas.
Les textes bibliques ne prouvent donc pas que Moïse a rédigé le Pentateuque. Mais ne sont-ils pas plus forts joints à la tradition ?
Quatrième question préjudicielle : la Tradition
Dans l’Église catholique, la tradition est parallèle à l’Écriture. Le dogme est contenu dans la tradition orale venue des Apôtres comme dans leurs écrits. De même que l’Église reconnaît dans l’Écriture un enseignement divin, mais qui n’est de foi que lorsqu’elle en a fixé le sens, de même les traditions ne sont déterminées que par ses déclarations. Et de même qu’on ne peut sans témérité s’écarter du sens dogmatique généralement admis par les théologiens, de même on ne peut rejeter une tradition qu’ils ont reconnue comme important à la foi. Que si une tradition ne touche pas à la foi, le consentement même unanime des Pères ne suffit pas à la rendre certaine : c’est la règle de Melchior Cano[29] : Omnium etiam sanctorum auctoritas in eo genere quaestionum, quas ad fidem diximus minime pertinere, fidem quidem probabilem facit, certam tamen non facit[30].
Ce grand théologien avait remarqué que certains théologiens scolastiques sont trop portés à aller au bout de leurs raisonnements, sans s’apercevoir qu’à un certain moment les opinions deviennent libres : Quo loco sane arguendi sunt scholastici nonnulli, qui ex opinionum, quas in schola acceperunt, praejudiciis viros alias catholicos notis gravioribus inurunt, idque tanta facilitate, ut merito rideantur[31].
Cano ajoutait que même dans les questions qui ressortissent à la théologie, on peut distinguer certaines modalités qui n’intéressent pas également la foi : Altera ad philosophiae magis rationem expediunt quam fidei ; altera ad fidem pertinent moresque Christiano populo necessarios[32]. Tels sont les principes ; telle est la liberté laissée aux bons catholiques, et je ne pense pas que personne veuille la restreindre sans mandat en formulant contre ses frères une γραφή άσεδείας: Pro fide etiam cum vitae discrimine pugna sit ; pro his, quae fidei non sunt, sit pugna, si ita placet, sed incruenta sit tamen[33]. C’est encore Cano qui parle.
Appliquons donc ces principes à la tradition touchant le Pentateuque. Et d’abord n’y aurait-il pas dans cette tradition une double modalité ?
Moïse est le législateur d’Israël, le mosaïsme est à la base de toute l’histoire du peuple de Dieu, voilà la tradition historique. Moïse a rédigé le Pentateuque que nous possédons, voilà la tradition littéraire. Évidemment ces deux aspects sont différents, et ce qui établit solidement la première tradition peut être de nulle valeur relativement à la seconde, quoique la seconde comporte nécessairement la première. Or je ne vois pas que cette distinction si simple ait été faite par les défenseurs de l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Ils établissent solidement que toute l’histoire d’Israël ne peut s’expliquer sans Moïse et concluent qu’il a composé le Pentateuque ; ou pour prouver la même thèse ils allèguent des textes où Moïse est nommé législateur des Hébreux. Évidemment la conclusion contient plus que les prémisses. Il faut sortir de cette confusion. On n’abandonne pas la tradition pour en mieux discerner les éléments, dût-on renoncer à ceux qui ne faisaient pas partie de la substance traditionnelle.
Il est vrai que la tradition a été attaquée tout entière, et c’est ce qui justifie la méthode des écrivains catholiques, plus pressés de répondre à des attaques bruyantes que soucieux de faire eux-mêmes œuvre de critiques. On a rejeté la formule : la Loi et les prophètes, pour la remplacer par je ne sais quelles chimères de monothéisme moral, créé par les prophètes, la loi n’étant jamais que l’écho de la prédication. Ainsi la tradition historique elle-même est attaquée. Mais quant à celle-là, nous devons la défendre. La Bible ne serait plus l’histoire du salut si elle dénaturait à ce point cette histoire. La foi est menacée quand les grands faits du règne de Dieu deviennent incertains. D’ailleurs je ne sache pas que la démonstration soit faite contre nous, aucune raison de critique interne ne m’oblige à en venir là, et toutes les raisons d’une sage critique historique nous forcent à reconnaître à Moïse le rôle historique que lui attribue la tradition. Mais il n’en résulte pas que Moïse a écrit le Pentateuque entier.
On croit généralement que les deux traditions se valent. Il faut donc établir que la tradition littéraire n’a pas la même portée que la tradition historique et que certains indices nous permettent de récuser les conclusions extrêmes de ceux qui l’allèguent comme une autorité décisive.
L’unanimité n’est déjà plus absolue lorsqu’il s’agit de l’étendue de ce qui est attribué à Moïse. Quelques-uns ont été conséquents, ils veulent que Moïse ait écrit – comme prophète –, même le récit de sa mort. En général on le donne à Josué, sans aucune raison traditionnelle, simplement parce que cela paraît plus plausible. Quelques-uns vont plus loin et admettent des gloses. Voilà une porte ouverte à la critique interne.
Et c’est que le fait de la composition intégrale d’un livre n’est pas facile à constater. Parmi les traditions fausses qui se sont imposées à la crédulité des théologiens par le canal des historiens et des exégètes, la plupart sont de l’ordre littéraire. Des théologiens et des conciles ont attribué à Denys l’Aréopagite des écrits que tous les hommes compétents lui refusent.
On pourrait citer maint autre exemple. Si, comme nous l’avons montré, on continuait la rédaction des Livres saints, quel témoin a pu constater le fait littéraire de la composition totale ?
L’assemblée de Néhémie peut-être ; mais nous sommes loin de Moïse. Il est impossible, assurément, que le peuple ait été victime de la fraude littéraire qu’on suppose : Esdras venant lire ses élucubrations et faisant accroire au peuple que c’est la loi de Moïse reçue dans la nation depuis longtemps. Mais si le livre lu par Esdras existait déjà, s’il contenait le Deutéronome, conforme lui-même au Code de l’alliance où était la législation primitive, le peuple était témoin, beaucoup plutôt du fait historique de la mosaïcité de la législation que des modalités de la composition de son Code.
Est-il possible cependant qu’une refonte générale ait passé inaperçue ? — Mais on peut se demander en effet si la tradition n’a pas gardé la mémoire d’une rédaction opérée au temps d’Esdras. Voici les passages du Talmud[34] : « La Tora était oubliée des Israélites, jusqu’à ce qu’Esdras vint de Babylone et la restaura » (Soukka 20a). « Quoique la Tora n’ait pas été donné par lui (Esdras), l’écriture a cependant été écrite par lui » (Sanhedrin 21b).
Ces passages peuvent et doivent être interprétés d’une action matérielle d’Esdras, parce qu’alors la tradition mosaïque avait prévalu, mais ne sont-ils pas un indice ?
L’histoire du quatrième livre d’Esdras n’est pas non plus sans intérêt, un intérêt plutôt théologique qu’historique, puisque ce livre n’est qu’une fiction juive sans autorité. Le fait intéressant est que plusieurs Pères des plus graves ont admis, soit sur l’autorité de ce livre, soit d’après une tradition courante, que les Livres saints, ayant été perdus au moment de la captivité de Babylone, ont été reconstitués par Esdras sous Artaxercès.
On remarquera que, dans leur opinion, Esdras a été inspiré pour recevoir le texte ancien, mais il n’en est pas moins vrai que dès lors toute l’autorité du Pentateuque repose sur l’autorité d’Esdras inspiré, et que pendant plus de cent ans la tradition littéraire a été complètement interrompue. Il est aussi permis, sans manquer de respect à ces grands hommes, de constater avec quelle facilité ils recevaient une tradition juive de second ordre[35]. Si l’on ajoute à cela la crédulité avec laquelle des Pères de premier rang ont admis l’histoire des cellules des Septante qui conduisait à l’inspiration de leur version, on concédera qu’en matière littéraire, la tradition des Pères n’a pas la même autorité qu’en matière dogmatique. On ne voit pas qu’ils soient sur ce point les simples rapporteurs de la tradition des Apôtres. Ils ont suivi les opinions juives, victimes trop souvent de la manie pseudépigraphe qui régnait alors dans le monde juif.
Les Juifs en effet croyaient alors tout savoir touchant leurs origines, et leur impudence en imposait aux chrétiens. Les exagérations même de leur tradition devraient nous la rendre suspecte. Ils ont fait remonter au Sinaï l’origine des points-voyelles, ils ont créé de toutes pièces la grande synagogue, et des chrétiens ont fait fond sur tout cela pour résister aux conciles catholiques. Les catholiques n’ont pas été aussi loin que les protestants dans cet esclavage de la lettre, mais il serait temps de distinguer plus nettement la tradition apostolique des opinions juives. Nous admettons que les paroles du Sauveur ont été, dans une certaine mesure, transformées par la catéchèse primitive ; nous avons dans les évangiles deux formes du Pater, et nous ne nous croyons pas obligés de soutenir que Jésus-Christ les a prononcées toutes deux : pourquoi devons-nous croire que Moïse ait écrit les deux rédactions du Décalogue ?
La tradition des Pères aurait-elle été fixée par le concile de Trente ? — Mais on sait qu’en se prononçant sur la canonicité, il a évité de trancher la question d’authenticité. On peut objecter cependant que le concile de Trente, en nommant le Pentateuque de Moïse, a du moins exprimé son opinion sur ce fait. Mais quand il serait vrai qu’il ait posé une règle disciplinaire sans le dire, on ne peut étendre la mesure au delà de ce qui se pratique pour l’épître aux Hébreux dont l’origine a été discutée dans le Concile. Ceux mêmes qui se croient obligés de dire que saint Paul en est l’auteur admettent un rédacteur – non point seulement un scribe –, qui lui aurait donné sa forme littéraire. Nous demandons, il est vrai, quelque chose de plus pour le Pentateuque, mais il sera toujours le Pentateuque de Moïse si ce grand homme a jeté les fondements de sa législation. Nous revenons donc toujours à la distinction du problème littéraire et de la tradition historique.
La tradition historique est claire, elle a les vraies notes d’une tradition qui oblige et qui dirige. La tradition littéraire est loin d’avoir la même valeur. Elle ne paraît pas assez assurée pour être obligatoire, et même si nous voulions l’interpréter dans un sens positif, nous dirions qu’elle représente un double courant. Chez les Juifs, on a toujours tendu à outrer la tradition mosaïque en faisant remonter au Sinaï les moindres détails du texte ; mais les Pères ont conservé le souvenir d’une tradition qui attribuait à Esdras un travail de refonte sur toute l’Écriture et en particulier sur le Pentateuque. La conciliation s’est opérée en admettant qu’Esdras n’avait été inspiré que pour reproduire de mémoire la lettre ancienne, et il est incontestable que l’opinion juive a prévalu. Mais cette lacune de plus de cent ans, cette reconstitution des Écritures tantôt de mémoire, tantôt en compilant des fragments, sont des signes d’incertitude dans la tradition. Elle demeure ferme sur l’inspiration d’Esdras, mais nous laisse libres de discuter par des moyens littéraires un problème littéraire. La réaction commencée contre les racontars du Talmud peut faire un pas de plus sans détruire les fondements du judaïsme qui sont aussi ceux de notre religion.
Cinquième question préjudicielle : la valeur historique
C’est de beaucoup le point le plus délicat. D’abord à cause des habitudes prises. Depuis si longtemps on argumente du Pentateuque mosaïque dans les traités apologétiques ! Et il faut convenir que la difficulté est très grave en elle-même. On la formule ainsi : « Tout le monde admet que le récit de Moïse est vrai s’il est réellement de lui, tandis qu’on peut prétendre qu’il est indigne de foi et n’est qu’un tissu de mythes s’il a été écrit à une date postérieure[36]. » En d’autres termes on tient à l’authenticité pour établir la véracité.
Plusieurs distinctions sont ici nécessaires.
Devons-nous d’abord concéder qu’un récit postérieur aux faits, même de plusieurs siècles, soit fatalement indigne de foi et un tissu de mythes ? Ce serait mettre Moïse en fâcheuse posture par rapport à l’histoire des patriarches, sans même remonter plus haut. Comment savait-on au moment de l’exode ce qui s’était passé en Chanaan quatre cents ans ou même deux cents ans plus tôt ? Moïse pouvait avoir des documents… mais ces documents ont pu être conservés et utilisés après lui. En d’autres termes, la date de la rédaction importe moins en pareil cas que l’existence de sources écrites. Or, sur ce point, la réaction commencée par M. Sayce[37] est d’autant plus en progrès que le pays de Chanaan nous apparaît davantage comme un pays d’écriture.
Nous avons jugé imprudent d’engager sur une question littéraire l’autorité de N.-S., de l’Écriture et de la Tradition. S’obstiner à soutenir l’unité rigoureuse du Pentateuque est une imprudence du même genre qui sacrifie le principal à l’accessoire. Nous serions dans une situation plus difficile si le Pentateuque était rigoureusement un, car de dater cette unité de Moïse, personne n’y consentira, et nous ne saurons plus comment on peut se fier à un auteur écrivant si loin des faits, sans qu’on puisse affirmer qu’il ait eu des sources. Qu’on admette au contraire un rédacteur respectueux des vieux documents qu’il juxtapose plutôt que de les altérer, nous sommes sur un terrain plus solide.
D’ailleurs en pareille matière on ne peut raisonner a priori, et pour examiner les faits, il faudrait avoir fixé l’âge de chaque document. Disons cependant que la position que nous fait la critique littéraire n’est pas aussi mauvaise qu’on le suppose généralement. Trois documents contiennent toute l’histoire du Pentateuque, l’Élohiste, le Jahviste et le Code sacerdotal, qu’il vaudrait mieux nommer l’histoire des institutions religieuses d’Israël. Chacun de ces documents a utilisé celui qui l’a précédé : on prétend même – à tort selon nous –, que le Code sacerdotal n’avait d’autre source que ses deux prédécesseurs déjà mis en œuvre par le Deutéronome. Qui ne voit que dans cette situation il ne peut être question de contradiction réelle et fondamentale entre les auteurs si soucieux de se suivre les uns les autres qu’on a pu les fondre dans un même tout ? Et n’avons-nous pas, pour assurer la véracité de l’histoire d’Israël, trois témoins au lieu d’un ? Que le dernier l’ait comprise autrement que le premier, qu’importe ? le rédacteur assure la rectitude de notre jugement en les mettant en parallèle. Ne disons-nous pas que si les divergences des Synoptiques nous imposent une tâche impossible à réaliser à vouloir absolument les mettre dans le même moule, leur accord sur les points essentiels dans cette indépendance de pensée est le meilleur critère de la véracité des faits.
Mais voici la vraie difficulté : on prétend que le Code sacerdotal a altéré la vérité de parti pris, qu’il a généralisé, systématisé, idéalisé l’histoire. Avant de résoudre cette objection nous pourrions demander : Qu’est-ce que la vérité historique telle qu’on l’entendait alors en Judée ?
Distinguons du moins. Nous tenons à la véracité des faits racontés pour deux raisons. Ils sont en quelque manière les grandes lignes du règne de Dieu sur la terre, ils font partie de l’histoire du salut, ils sont étroitement liés au dogme lui-même. De plus, l’histoire qui les rapporte est une histoire divine, un livre inspiré ne peut ni errer ni mentir.
Il est évident que, sous le premier aspect, nous ne tenons qu’aux faits principaux. Si les faits du salut étaient contenus dans un livre humain, les erreurs de détail nous importeraient fort peu. Nous soumettons à une critique sévère même la liturgie de l’Église, en prenant presque pour règle d’en suspecter les éléments trop miraculeux. La réflexion est de Melchior Cano : Sed esto ; quaedam in publicis Ecclesiae precibus habeantur ambigua, quaedam etiam falsa in quibus, praesertim quoties de miraculis incidit sermo, ficta rerepias fortasse plura, quae jure ac merito reprobantur[38].Et cependant l’histoire de l’Église de Jésus-Christ nous est aussi chère que celle de la Synagogue. Pourvu qu’elle tienne debout, nous n’insistons pas sur les détails transmis même par la voie sainte de la Liturgie. De même pour l’histoire des Hébreux ; ce qui nous importe, c’est le fond des choses.
Donc, je le répète, c’est parce que la Bible est un livre inspiré que nous tenons à la véracité même des détails, et nous avons raison, puisque Dieu, auteur principal de l’Écriture, ne peut ni se tromper ni nous tromper.
Seulement si ces détails n’importent pas par eux-mêmes, nous pouvons nous demander si Dieu a réellement voulu nous les enseigner, ou s’il s’en est servi comme des éléments matériels d’un enseignement supérieur ; en d’autres termes, si les ouvrages en question ne manqueraient pas de réalité historique uniquement parce que le genre qu’ils ont choisi excluait cette réalité des détails, d’où nous pourrions conclure qu’elle ne nous est pas proposée absolument par l’auteur. J’ai déjà traité de cette façon l’histoire de la chute : on peut appliquer les mêmes principes à l’histoire du Code sacerdotal, c’est-à-dire non plus à l’histoire primitive, mais à l’histoire idéalisée. Dans les deux cas il y a un fond historique, enseigné au moyen de formes accidentelles que l’auteur ne donne pas comme vraies en elles-mêmes, mais comme une formule plus ou moins précise de la vérité. Pour l’histoire idéalisée, il y a cette difficulté de plus que l’auteur a l’air plus maître de lui, plus libre dans l’expression et qu’il semble choisir comme de propos délibéré des accessoires trompeurs. Même dans ce cas nous ne devons pas nous laisser aller aux apparences, et on s’est trop souvent trompé, si cette exactitude a fait l’impression d’une affirmation stricte et positive, il faut s’en prendre à la tradition juive qui a peu à peu gagné parmi nous, tandis que les premiers Pères étaient si portés à contempler dans l’Écriture surtout la vérité idéale. Entrons dans l’esprit des contemporains du Code sacerdotal, dans l’esprit d’Ézéchiel, et demandons-nous comment la tradition catholique entend Ézéchiel lui-même.
Devant Dieu tout est présent : toute affirmation divine est essentiellement vraie, qu’elle porte sur le passé ou sur l’avenir. Toute prophétie inspirée est donc aussi vraie que toute histoire inspirée ; or qui va chercher une réalité historique dans les prophéties d’Ézéchiel sur la restauration d’Israël ? Rien ne s’est réalisé à la lettre, tout s’est réalisé selon l’esprit. C’était comme une esquisse du règne de Dieu. Pourquoi ne pas imaginer qu’un contemporain, tablant d’ailleurs sur des faits authentiques, ait donné à l’ancienne histoire cette régularité qui la rendait propre à devenir la figure de l’avenir ? Que cherchaient les premiers Pères dans la description du Tabernacle ? Le Christ et toujours le Christ. Ils avaient le sentiment très profond de la valeur figurative et symbolique des éléments détaillés d’une chose d’ailleurs très réelle.
Observons encore que le Pentateuque est une loi. Les éléments historiques n’y sont pas à dédaigner, mais, dans le Code sacerdotal surtout l’histoire n’est qu’un cadre. Interdira-t-on au législateur, surtout à cette époque, de présenter la législation sous une forme figurée ? Un cas de conscience, avec tous les détails les plus précis, contient-il une histoire vraie ? et ne peut-on pas dire par exemple, que l’histoire des filles de Salphaad ressemble à une série de casus[39] ? Et surtout interdira-t-on à Dieu de faire écrire l’histoire du peuple ancien de manière à ce qu’elle figurât mieux la loi nouvelle que par le terre à terre de la réalité historique ?
L’histoire du royaume de Dieu n’est pas une histoire ordinaire, et partout où il n’y a pas affirmation catégorique, il n’y a ni erreur ni mensonge.
Si cette conception répugne, c’est surtout parce qu’il devient impossible de savoir exactement à quoi s’en tenir par rapport à certaines circonstances. L’inconvénient serait grave s’il mettait en question les grands faits, ce qui n’est pas, même selon la critique, puisqu’ils sont garantis par les autres sources ; et quant aux détails, il faut bien s’y résigner parce qu’il est inévitable. Prenons pour exemple la chronologie. Si vous ne voulez pas la prendre pour un thème systématique, une réduction des périodes historiques à certains éléments, vous devrez néanmoins rester dans un doute éternel, tant à cause des variations dans les manuscrits que de l’impossibilité de faire coïncider les chiffres avec les histoires. Il faudra les supposer altérés à chaque instant. De toutes manières la précision des faits vous échappe. Dieu n’a pas voulu vous instruire de ces choses qui ne servent pas au salut. Mais il ne vous a pas non plus induit en erreur par des procédés historiques si étrangers à nos habitudes, et tout le mal vient de vous qui préférez la littéralité juive à l’instinct des Pères qui montaient plus haut.
D’ailleurs nous donnons ici des solutions extrêmes et radicales qui préservent la parole de Dieu du reproche d’erreur en toute hypothèse. Il devient chaque jour plus évident que le Code sacerdotal lui-même avait ses sources propres. Il est impossible de le convaincre de mensonge, et si on lui reproche de systématiser au lieu de rechercher minutieusement le fait concret, on ne peut l’en convaincre que par lui-même. C’est donc par lui-même que nous savons qu’il ne veut plus à ce moment faire de l’histoire, et dès lors qui trompe-t-il, et que peut-on lui reprocher de ce chef ?
Si donc il s’agit de la véracité de l’Écriture comme inspirée, elle est mise hors de cause par une exégèse légitime, et s’il s’agit des grands faits qui seuls importent à la théologie, ils seront mis hors de cause par une défense critique et loyale. Dans les deux cas nous avons intérêt à étudier de près la composition du Pentateuque, persuadés que l’histoire qui sortira du discernement des sources sera toujours l’histoire de la Révélation d’après la parole de Dieu. ¨
Jérusalem
Fr. M.-J. Lagrange
Transcription Association des Amis du Père Lagrange
0119
[1]Lu au congrès scientifique des catholiques à Fribourg, août 1897.
[2][Jean Astruc (1684-1766), médecin théoricien français, auteur de dissertations philosophiques et d’un important ouvrage de critique biblique sur la Genèse.]
[3][Carl Friedrich Keil (1807-1888), exégète protestant allemand.]
[4][Frantz Delitzsch (1813-1890), théologien luthérien, hébraïsant.]
[5][Otto Richard Kraetzschmar (1867-1902), théologien protestant allemand.]
[6]Zatw(1897) p. 91. [Zeitschrift fur die Alttest. Wissenschaft (Journal de l’Ancien Testament. Science).]
[7][Abraham Kuenen (1828-1891), théologien protestant néerlandais.]
[8][Julius Wellhausen (1844-1918), théologien protestant allemand.]
[9][Johann Karl Wilhelm Vatke (1806-1882), théologien protestant allemand.]
[10][Leopold George (1811-1873), philosophe allemand.]
[11][Karl Heinrich Graf (1815-1869), théologien protestant, bibliste et orientaliste allemand.]
[12][Christian Friedrich August Dillmann (1823-1894), orientaliste et bibliste allemand.]
[13]The « higher criticism » and the verdict of the monuments. 5th ed. London, 1895. [Archibald Henry Sayce (1845-1933), assyriologue et linguiste anglais.]
[14][William Henry Green (1825-1900), orientaliste américain, spécialisé dans l’étude de l’hébreu.]
[15]Unity of the Book of Genesis.New York, 1895.
[16][Joseph Halévy (1827-1917), linguiste, archéologue et géographe français. Spécialiste de langues et d’archéologie orientales. Professeur d’éthiopien et de sabéen. Fondateur de la Revue sémitique et d’histoire ancienne.]
[17][Fritz Hommel (1854-1936), orientaliste allemand.]
[18][Jacques-Bénigne Bossuet, éd. Mabre-Cramoisy, 1681.]
[19][Richard Simon (1638-1712) exégète français.]
[20][Eugène Labiche (1815-1888), dramaturge français, célèbre auteur de vaudevilles.]
[21][Jules Touzard (1867-1938) p. s. s., professeur d’Écriture sainte, d’hébreu et de syriaque.]
[22]Histoire critique du V. T., chap. III.
[23][Ernest Renan (1823-1892), écrivain, philologue, philosophe et historien français.]
[25][Fulcran Vigouroux (1837-1915) p. s. s., théologien, bibliste français.]
[26]« Je scay qu’il est défendu expressément dans le Deutéronome d’ajouter ou de diminuer quoy que ce soit à la parole de Dieu, mais on peut répondre avec l’Auteur du Livre intitulé Cozri, que cette défense ne regarde que les personnes privées, et non pas ceux que Dieu avait chargé d’interpréter sa volonté. » (Rich. Simon, chap. II). [Richard Simon (1638-1712), exégète français, père de l’exégèse moderne.]
[27]Les LXX n’ont pas rendu l’article mass. dans le livre :et quand même la leçon mass. serait la meilleure, elle n’indiquerait pas un livre commencé dans lequel on écrit tout. (Kœnig, Einleitung, p. 135. [Johann Friedrich König (1619-1664) théologien luthérien allemand.])
[28][Ne pensez pas que c’est moi qui vous accuserai auprès du Père. Votre accusateur sera Moïse, en qui vous mettez votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi ; car c’est de moi qu’il a écrit.]
[29][Melchior Cano (1509-1560), dominicain, théologien, philosophe et évêque espagnol.]
[35]Voici les textes, la plupart d’après James, The fourth Book of Ezra, p. XIXVII.
- Irénée, III, 21-2 […]. Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 22 et I, 21. Tertullien, De cultu feminorum, I, 3 : « Hierosolymis Babylonia expugnatione deletis omne instrumentum Judaicae litteraturae per Esdram constat restauratum. » S. Jérôme, Adv. Helvidium, 7 : « Sive Moysen dicere volueris auctorem Pentateuthi, sive Ezram, ejusdem instauratorem operis, non recuso. » S. Basile, Ep. Ad Chilonem […]. S. Chrysostome ne paraît pas faire allusion au IVed’Esdras, mais son témoignage n’en est que plus important lorsqu’il fait d’Esdras un compilateur, hom. VIII ad Haebr. […]. Orig., p. 524 in Psalms […]. Pseudo-Ath. Synopsis : Léonce de Byzance, de sectis, p. 428 ; Isidore de Séville, Origines, VI, 3 et De vita et morte Sanct. LXI : « Esdras sacrae scriptor historiae atque alter lator legis post Moysen. Hic etiam legem incensam ex gentibus renovavit. » (Optat, éd. Dupin, p. 114.)
[36]Vigouroux, Manuel biblique, I, p. 320.
[37][Archibald Sayce (1845-1933), linguiste, archéologue, historien, égyptoloque]
[39]Num. XXVI, 33, 1-7, XXXVI, 6-10.
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