In : La Revue du Rosaire, n° 10-11, octobre-novembre 1939
Un grand, très grand savant : il parlait ou comprenait parfaitement six langues modernes et, en plus du latin, du grec et de l’hébreu pouvait déchiffrer les inscriptions anciennes : ses titres honorifiques, bien qu’il ne les ait jamais cherchés, tiendraient plusieurs paragraphes de la Revue du Rosaire, et la simple énumération de ses livres et de ses travaux cinq ou six pages… Mais aussi un grand serviteur de Marie, tellement grand et qui l’aimait, Elle, « la Vierge Fidèle », comme il disait, d’une affection si tendre, que l’on ose à peine – et en s’excusant – essayer de la raconter.
Le secret de sa vie, c’était ce grand amour pour « Marie Immaculée, Reine du Rosaire » : Le Père cachait jalousement ce trésor semblable à ces fleurs délicates et si belles que l’on craint de les cueillir en bouquet de peur qu’elles ne se fanent !
Mais puisque les plus grandes Revues scientifiques ont rendu hommage au savant illustre, n‘appartient-il pas à la Revue du Rosaire de rappeler la filiale tendresse du P. Lagrange pour la Très Sainte Vierge ? N’est-ce pas lui, d’ailleurs, le grand savant qui, il y a dix ans bientôt, disait au jeune Directeur de cette même Revue ces paroles d’encouragement :
« Le Rosaire, quand on s’en occupe, ça réussit toujours ! »
La bénédiction du Saint Curé d’Ars
En plein cœur de notre France, à Bourg, dans l’Ain, les parents d’Albert Lagrange sont de vrais Français à l’esprit sincère et pieux : mais l’enfant est délicat de santé, toujours malade : sa mère le conduit alors vers un petit curé de campagne dont on dit qu’il fait des miracles et qui prêche si bien la dévotion à Marie ! Le curé bénit l’enfant et dit quelques mots bien significatifs à la maman : c’était le Saint Curé d’Ars… Ne rappelle-t-elle pas, cette scène, le Mystère de la Présentation au temple ? Lui aussi sera une lumière pour le monde, ce petit enfant, et un fils de Marie.
Plus tard, le P. Lagrange, qui n’a jamais voulu redire les paroles, sans doute prophétiques, du Saint Curé, se plaira à placer sa naissance sous la protection de la Sainte Vierge :
« Bourg est une ville placée sous le patronage de Marie… Le 7 mars 1855 était la première fête de saint Thomas après la proclamation du Dogme de l’Immaculée Conception, heureux événement qui réjouit si profondément le cœur de ma pieuse mère. »
Et jamais le Père ne séparera dans son cœur la dévotion à la Sainte Vierge du souvenir très tendre de sa maman.
L’enfant grandit et devient robuste : il veut être prêtre et religieux dominicain. Son père lui demande d’attendre quelques années encore : en fils obéissant, il continuera ses études à Paris où il sera l’un des plus brillants jeunes avocats. Enfin libéré, après une année passée au Séminaire, il entre dans l’Ordre de saint Dominique, l’Ordre du Rosaire, le jour même de la fête de Notre-Dame du Très Saint Rosaire : on lui donne le nom de frère Marie-Joseph, en l’honneur de la Sainte Famille.
« Madame Sainte Marie »
Restaurer la science catholique des Saintes Écritures, c’est-à-dire défendre et expliquer la Bible, telle est la tâche que, quelques années plus tard, le pape Léon XIII donnait au P. Lagrange, jeune religieux déjà savant, mais encore inconnu. La Bible était-elle donc en danger ? La Bible en elle-même, et l’Église, certainement pas. Mais la science catholique, oui. Pourquoi ? Parce qu’occupé à panser les blessures faites par la Révolution, l’on n’avait pas eu le temps de suivre les progrès faits par l’histoire et les découvertes des savants : la science des Saintes Écritures, qui est le domaine sacré de l’Église, était tombée entre les mains des incroyants et des protestants. Les intelligences et les cœurs étaient en grand péril.
Après quelques années d’un travail prodigieux, le P. Lagrange comprend que ce n’est pas dans les bibliothèques de Paris ou de Berlin qu’il faut étudier la Sainte Bible, comme le font les adversaires de l’Église, mais aux endroits mêmes où Notre-Seigneur et sa Mère, où tous les grands prophètes de l’Ancien Testament ont vécu. Les Supérieurs du Père l’envoient à Jérusalem : quelle joie ce sera de rechercher les traces de Marie à Nazareth ou à Bethléem et d’être comme dans un pèlerinage perpétuel ! Oui, sans doute, mais le Père est seul, sans argent, sans livres de travail ! Qu’importe : il fonde l’École biblique de Jérusalem.
« C’est précisément, dira-t-il plus tard, parce que c’était inhumain et qu’il n’y avait “rien” que cela valait la peine de l’entreprendre, parce que c’était Dieu qui le réaliserait. »
Des professeurs pour enseigner ? – Le Père les formera lui-même parmi ses premiers élèves. Des salles de cours ? – Un abattoir où les crochets à suspendre les bestiaux se voient aux murs. Du matériel scolaire ? – Une seule table, un seul tableau noir, une seule carte du pays ! Notre plus petite école primaire de France est un palais à côté de cette Université naissante. Mais, en revanche, quelle belle inauguration par le P. Lagrange :
« Nous commencerons, dit-il dans son discours, avec l’aide de Madame Sainte Marie et de Monseigneur Saint Étienne, dans la confiance que Dieu le veut ! »
Deux ans après, une Revue trimestrielle, la célèbre Revue biblique commençait à paraître, et un peu plus tard une collection de livres : Les Études bibliques. L’Église avait remporté la victoire sur le terrain même de la science. On peut lire maintenant des aveux dans le genre de celui-ci, émané, bien malgré eux, de la plume de deux pasteurs protestants : « Les théologiens protestants français se sont laissé ravir la supériorité intellectuelle en ce qui concerne la Bible : le redressement catholique s’affirme non seulement par des travaux sur l’histoire nationale mais aussi par des publications extrêmement importantes sur la Bible, comme, par exemple, la série des Études bibliques dirigée par le P. Lagrange. »
Madame Sainte Marie a donné la victoire à son chevalier.
Les armes d’un savant
Une victoire suppose un combat, un combat, à son tour, des armes. Quelles étaient celles du P. Lagrange ? Un travail assidu, et le Rosaire, diront tous ceux qui l’ont connu, et en réalité, elles ne faisaient qu’un, comme on va le voir.
Il fait chaud à Jérusalem : étudier l’après-midi est parfois impossible. Et puis, que de visiteurs qui venaient l’assaillir ! Savants à la recherche d’un renseignement, pèlerins illustres, comme, par exemple le Roi Albert 1er et la Reine des Belges, personnages officiels, cardinaux, diplomates ou même touristes… mais tout le monde savait que le P. Lagrange ne les recevrait pas dans la matinée qu’il consacrait entièrement, disait-on, à l’étude. Et en effet, dès six heures du matin, après avoir déjà célébré la Sainte Messe à l’autel de Notre-Dame du Rosaire et fait une longue action de grâces, le Père était à sa table de travail. Sous aucun prétexte il ne s’en dérangerait : il faudrait attendre l’après-midi pour le voir.
Mais ce temps si précieux que les Rois et les Princes de la terre n’obtenaient pas, la Reine du Ciel l’obtenait sans peine de son fidèle chevalier. Les visiteurs éconduits qui seraient entrés vers onze heures du matin dans la basilique de Saint-Étienne étaient sûrs de voir, près de ce pilier de la nef d’où l’on découvre en même temps le Tabernacle et l’autel du Rosaire, et priant avec une ferveur et une simplicité d’enfant, le grand savant : c’était là son repos et sa seule récréation après cinq heures d’études épuisantes.
Toute sa journée s’écoulait ainsi sous le regard de Notre-Dame : pendant son action de grâces, après la Messe, il avait renouvelé sa consécration à la Très Sainte Vierge, en récitant la prière « O Domina Mea », offrant comme un bon chevalier ses yeux et son cœur et tout son être « à sa Souveraine ». Maintenant, il rendait compte de son étude, de ses fatigues et de ses découvertes. À 3 heures de l’après-midi, il viendrait réciter le Saint Rosaire, et les visiteurs qu’il allait enfin recevoir étaient impressionnés de le voir à genoux, par terre, aussi simple qu’un enfant près de sa mère. Une difficulté se présentait-elle ? – Aussitôt il disait la prière « O Domina mea ». Lui offrait-on des fleurs ? – Il les portait immédiatement à la statue de la Vierge. Ayant reçu un jour de l’argent pour un article qu’il avait écrit sur la vie de Notre-Dame à Nazareth : « Oh ! dit-il, on ne gagne pas de l’argent à écrire sur la Sainte Vierge », et il fit envoyer la somme à une pauvre communauté religieuse consacrée à la Sainte Vierge. Il termine ainsi l’un de ses ouvrages les plus célèbres : « En écrivant ce livre, je n’ai cessé d’implorer l’assistance de la Sainte Vierge ; je la supplie de le bénir… », et presque tous ses ouvrages sont datés d’une fête de Marie.
« Pas d’amertume et point de défaillance ! »
Cette victoire dont nous avons parlé, ce fut au prix de sa souffrance que le P. Lagrange l’acheta, et bien peu ont communié aussi réellement que lui au Mystère de Notre-Dame des Sept-Douleurs, quand il fut attaqué par des catholiques eux-mêmes. Incompris par les uns, calomnié par les autres, dénoncé au Saint-Siège comme un hypocrite et un loup déguisé en brebis, il vécut des années de la plus poignante angoisse. Il écrivait alors : « Se justifie-t-on perpétuellement contre des soupçons ?… Avais-je un recours plus sûr que le silence et le recours à Dieu ?… » Alors ses pèlerinages à Gethsémani et au Calvaire se faisaient plus fréquents : « Éclairez-moi, mon Dieu, sur les raisons qui m’ont décidé et dont j’aurai à rendre compte devant ! » Qui donc avait raison, lui, ou ses adversaires si acharnés, pourtant catholiques ?
Et voici qu’un jour, par télégramme, il reçoit l’ordre de cesser tout travail sur l’Écriture Sainte, de quitter l’École fondée par lui, Jérusalem, la Terre Sainte. Aussitôt, le Père réunit ses compagnons de travail :
« Point d’amertume, leur dit-il, et point de défaillance. Aucun soldat digne de ce nom ne discute l’ordre qui le jette au combat, encore moins peut-il fléchir ou déserter… Si Dieu veut que cette œuvre vive, c’est Lui qui la fera vivre comme par le passé ; mais vous ne mériterez son assistance qu’à la condition de rester courageux, enthousiastes, surtout vrais religieux et fils soumis d’esprit et de cœur à l’Ordre et à l’Église. »
Le lendemain, à midi (septembre 1912), le bateau le ramenait en France : l’épreuve acceptée dans la foi allait durer un an :
« Que le Pape modère nos efforts, qu’il nous ordonne de ne pas avancer où la générosité nous pousse, c’est notre épreuve… Dut-il nous dire à nous, ses soldats : vous n’êtes pas bons pour combattre, allez garder les bagages, nous le ferions avec joie… »
Un jour, aussi brusquement, un autre ordre le fait retourner à Jérusalem et reprendre tout ce qu’il avait abandonné : c’était donc lui qui avait raison, en définitive, contre ses adversaires. À qui le devait-il ? – Il l’a écrit lui-même, beaucoup plus tard :
« Après la résolution de l’obéissance mon Sacerdoce a été placé sous le Patronage de Marie. Si j’ai quelque sens juste des réalités spirituelles, c’est dans ce fait que je lui dois tout, qu’elle a toujours été la mère la plus tendre, Elle, la Vierge Fidèle. Vous ne savez peut-être pas que l’École biblique a été, dès son origine, fondée sous sa protection. Comment elle nous a secourus, je ne saurais le dire, mais je suis sûr que c’est elle qui nous a sauvés, avec une telle maîtrise que chaque épreuve était suivie d’un avancement. Puisse cette œuvre travailler à la gloire de son Fils ; si nous sommes d’autres Jésus-Christ par le sacerdoce, combien nous devons aimer sa Mère ! »
« Je suis Fils de Marie »
Un an plus tard, tout semblait s’écrouler de nouveau : 1914, la Guerre, tous les collaborateurs du Père sont sous les drapeaux : resté seul à 60 ans, le Père écrit fièrement dans sa Revue : « L’École biblique a été fermée parce que française : elle renaîtra française. » Un mois plus tard, fait prisonnier par les Turcs et emmené il ne sait où, il écrit son testament :
« Je déclare devant Dieu que mon intention est de mourir dans la Sainte Église catholique, à laquelle j’ai toujours appartenu de cœur et d’âme depuis mon baptême, et d’y mourir fidèle à mes vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, dans l’Ordre de saint Dominique. Je me recommande pour cela à mon bon Sauveur Jésus et aux prières de sa très sainte Mère, toujours si bonne pour moi… J’ai toujours eu l’intention de contribuer au bien dans toutes mes études, je veux dire le règne de Jésus-Christ, l’honneur de l’Église, le bien des âmes… Je veux le dire encore une fois, je suis fils de Marie : tuus sum ego, Salvum me fac ! »
Le Père vivra vingt ans encore, toujours de plus en plus fidèle au grand amour de sa vie. Peu de temps avant sa mort, revenu en France, écrivant à 78 ans un livre qui fit l’admiration des spécialistes, il continue à se mettre à genoux avant de commencer son étude de chaque jour, et invite un jeune étudiant venu le consulter, à en faire autant. Le 4 mars 1938, il fait son cours à ses jeunes frères étudiants ; le 8 mars, il écrivait encore quand il dut s’aliter. Le lendemain, veille de sa mort, comme on lui disait le doux nom de Marie, un beau sourire éclaira son visage. Le 10 mars enfin, la cloche du Couvent de Saint-Maximin, où il avait reçu l’habit blanc de Marie cinquante-sept ans auparavant, avertissait ses frères que l’agonie du Père commençait ; tous se groupent alors autour de sa modeste cellule : une dernière fois sur terre, le Père allait entendre ces paroles du Salve Regina que les Dominicains ont coutume de chanter à leurs frères qui vont mourir. Sa vie n’avait-elle pas été un long commentaire de cette belle prière ?
Salve Regina, mater misericordiae… « Elle est si bonne, disait-il au cours d’une conférence où il évoquait Marie, adolescente, s’occupant des soins du ménage, allant à la fontaine, la cruche couchée sur sa tête, et puis revenant, la cruche droite, cette fois, et bien en équilibre sur son front… » « Elle est si bonne », et l’émotion envahissait le Père qui ne peut retenir ses larmes.
Vita, dulcedo : « de cette douceur à laquelle on reconnaît la protection de la Vierge Fidèle » sur nos vies.
Eia ergo, advocata nostra : son Avocate, oui, Marie l’avait été dans ce combat crucifiant mené pour son Fils, elle avait abaissé son regard miséricordieux sur son serviteur, et toute sa vie elle lui avait montré Jésus.
O Clemens, O Pia, O Dulcis Virgo Maria, et tandis que la voix de ses frères chantant ces dernières paroles se faisait plus douce et plus ardente à la fois, n’étaient-ce pas les dernières paroles du testament du P. Lagrange qui se réalisaient :
« Je veux le dire encore une fois, je suis fils de Marie : Tuus sum ego, salvum me fac. »
Fr. Marie-Réginald Loew, O.P., (Jacques Loew, 1908-1999)
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