Un siècle, une vie
Éditions Robert Laffont, « collection Vécu »
Paris, 1988, pp. 190-199
Le père Lagrange
En janvier 1935, ayant obtenu un congé de trois mois, je gagnai Jérusalem pour voir le père Lagrange et préparer son édition de la Genèse.
Je passai trois mois à Jérusalem.
[…] Deux motifs puissants m’avaient conduit à Jérusalem. Le premier (jusqu’ici je ne l’ai point dit) était une mission assez secrète : il s’agissait de faire cesser le conflit du Vatican avec les pères dominicains, qui à Jérusalem, à la fin du dernier siècle, avaient fondé l’École biblique. Ils appliquaient pour la première fois la méthode critique à l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le père Lagrange, fondateur, était bien vivant en cette année 1935 où il fêtait ses quatre-vingts ans. Il souffrait d’une étrange aventure : les censeurs de Rome lui avaient interdit, à lui, le pionnier de la critique catholique, de publier ses travaux sur la Genèse.
[…] Le père Lagrange, de l’ordre de saint Dominique, me semblait le père de l’exégèse moderne, et comme une réédition de saint Jérôme. Mais je ne pouvais soupçonner qu’il deviendrait sans doute ce que l’Église nomme « un saint ».
[…] À Jérusalem, pendant trois mois, je questionnai chaque jour le père Lagrange.
Sous le froc blanc et noir du dominicain, le visage barré d’un grand nez comme d’un promontoire, les yeux presque éteints par la lecture, ponctués parfois d’étincelles d’irritation, il aurait pu servir de modèle à un peintre, pour saint Jérôme ou pour Melchisédech. Je le voyais travaillant sans arrêt, n’admettant pas le moindre dérangement, écrivant sur d’immenses feuilles de papier sans ratures – ce qui ne rend pas son style clair. Comme Jérôme, il pensait que la Terre sainte était un cinquième Évangile ; plus encore, un Évangile qui vérifiait les évangiles par une exactitude historique, géographique, archéologique. On ne peut éclairer les évangiles que par le contact quotidien avec les lieux mêmes où se sont passés les événements qu’ils racontent. C’est pour cela qu’il s’était fixé en Terre sainte, qu’il avait fondé l’École biblique.
Aucune localité de l’histoire de Jésus ne lui avait échappé. Cette histoire qui semble flotter dans une étendue vague prit peu à peu, au cours de cinquante ans de voyages, de fouilles, de vérifications, une sorte de consistance, de matérialité, d’exactitude, à travers les récits de Matthieu et de Marc, et même de Jean : au lieu d’un être humain lointain et décoloré, décomposé, reconstruit grâce à l’érudition et à l’imagination, il avait vu le véritable Jésus de Nazareth, qui prouvait son existence par son propre mouvement. Et en relisant sur les lieux mêmes l’Évangile le plus théologique, celui de saint Jean, il avait été frappé, comme Renan avant lui, par le fait que les lieux cités par saint Jean et absents des évangiles synoptiques avaient été vérifiés par les fouilles.
Il me disait que, dans les évangiles, tout est historique, sauf le miracle, et que pour nier le miracle historique il faut un a priori, car le miracle est témoigné comme le reste, et même le reste n’est témoigné que pour le miracle. Il me racontait qu’un de ses lecteurs d’esprit moderne lui avait dit : « Je croirai, mon père, à tout l’Évangile. Ce qui m’inquiète et ce qui me gêne, ce sont précisément les miracles. Prouvez-moi que les miracles n’existent pas, et alors je serai un parfait chrétien. » Et il racontait qu’il avait reçu dans son couvent la visite de Couchoud[1], qui pense que Jésus est un mythe, un Dieu fait homme, mais par les hommes. Alors il me disait : « Renan[2] croyait que Jésus est un homme fait Dieu. Couchoud croyait que Jésus est un Dieu fait homme ? En les mélangeant, on ferait un exégète catholique. » Il avait reçu un domestique très stylé, mal vêtu, sans se douter que c’était le vicomte Charles de Foucauld[3].
[…] Lorsque j’évoque Jérusalem désormais, je revois en esprit ces deux athlètes, Lagrange et Tisserant[4], qui ont poursuivi au XXe siècle, après un millénaire, l’œuvre de saint Jérôme.
[En 1962] Tisserant devait jouer au Concile un rôle puissant.
Jean Guitton
Un siècle, une vie
Éditions Robert Laffont, « collection Vécu »
Paris, 1988, pp. 190-199
[1] Paul-Louis Couchoud (1879-1959), philosophe, médecin, érudit et poète français.
[2] Ernest Renan (1823-1892), écrivain, philologue, philosophe et historien français.
[3] Charles Eugène de Foucauld de Pontbriand, vicomte de Foucauld, O.C.S.O. (ordre cistercien de la stricte observance), béatifié le 13 novembre 2005 par Benoît XVI.
[4] Eugène Tisserant, cardinal (1883-1972), orientaliste, spécialiste d’assyriologie, études supérieures à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, en 1907.
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