Paris, Cerf, 2014, 530 p., 29 €
Les notes spirituelles regroupées dans ce livre important ne furent pas rédigées pour être publiées, mais servirent de mémoire spirituelle au célèbre père Marie-Joseph Lagrange (1855‑1938), dominicain et fondateur de la très réputée École biblique et archéologique française de Jérusalem. Indiquons tout d’abord que sans une notice historique puisée ailleurs, on est parfois bien en peine de comprendre telle ou telle allusion aux difficultés rencontrées, que le père ne détaille pas. Peut-être est-ce la principale lacune de cette publication, qui comporte certes des notes utiles, regroupées en fin d’ouvrage, mais suppose connue la biographie de l’auteur. La présentation succincte laisse apparaître le texte à l’état presque brut, même si elle offre quand même la traduction française des passages écrits dans différentes langues (latin, hébreu, grec, arabe, syriaque, allemand ou anglais).
Si la période du noviciat à Saint-Maximin (1879-1880) et des études à Salamanque (1884‑1886) est retracée à peu près au quotidien, le père Lagrange ne tenait pas ce “journal” régulièrement, mais surtout pendant des temps de retraite et pour y inscrire entretemps quelques résolutions ou de rares repères chronologiques. Il relisait parfois ses notes et y inscrivait en marge des remarques. La période de 1914 à 1921 ne comporte pas de notes. Un cahier datant de cette époque a pu être perdu ou détruit. Pas de notes non plus après 1932.
Ceux qui connaissent l’immense travail théologique et scientifique réalisé par le père Lagrange trouveront sans doute ici matière à sentir davantage l’âme du chercheur, l’unité intérieure qui était la sienne, mais aussi ses doutes, ses scrupules et ses épreuves. Le père Lagrange s’attache souvent dans ses notes à décrire ses motions spirituelles. On perçoit son ambition de se perfectionner et sa progressive prise de conscience que seule la miséricorde de Dieu pourra répondre pleinement à ce désir de sainteté. Le beau témoignage laissé de ses années de formation indique aussi des traits de l’enseignement spirituel reçu, avec une insistance sur l’humilité, l’amour de la croix, l’obéissance, les relations fraternelles, mais aussi la distance avec la famille, la méfiance vis-à-vis des attachements trop humains. Il se montre sans concession avec lui-même, se reprochant souvent (ce que semblent lui renvoyer sans ménagement ses condisciples) une tendance de jeunesse à se montrer sentencieux et une grande difficulté à accepter d’avoir tort en public. Peu à peu, avec la maturité, il semble que ce trait de caractère s’atténue, en tout cas, il n’en parle plus guère, jusqu’à ce que vienne l’épreuve des interdictions et blâmes du Saint-Siège à partir de 1907, où la question reviendra sous une autre forme. Le profil spirituel du père Lagrange est marqué par un attachement fort à la Vierge Marie qui ne cesse de lui donner des signes de sa présence affectueuse et qu’il prie toujours de le conduire à Jésus, même dans les périodes d’obscurité. La mention très fréquente des mots Ave Maria signifie qu’en écrivant, l’auteur s’arrête souvent pour réciter un Je vous salue Marie. La nuit spirituelle est souvent mentionnée, comme absence de consolation. Il la reçoit comme un don de Dieu pour le purifier de ses attachements aux grâces sensibles (ce qui indique bien l’assimilation de la doctrine de Jean de la Croix). Sa spiritualité, qui semble longtemps axée sur l’effort, la conscience du péché, des bonnes résolutions à tenir, entrevoit pourtant dès septembre 1882 (p. 189-190) la place de la miséricorde et d’une progression spirituelle plus liée à la grâce. Cette dimension est autre que la seule imitation volontariste du Seigneur et consiste à entrer dans les sentiments du Fils envers Dieu d’abord par le fond de l’âme.
Le père Lagrange fera à plusieurs reprises l’expérience de la purification de l’intention apostolique à travers un « dégoût presque insurmontable pour l’étude » et « un état d’impuissance intérieure »qu’il dit devoir « embrasser avec joie »(p. 255). Cette expérience, par nature paradoxale, arrive à certain moment où il se reproche un « amour déréglé pour l’étude » (p. 261). Plus tard, il précisera cette tension en cherchant à se garder spécialement de la vaine curiosité dans l’étude, pour travailler davantage à ce qui pourra être utile à l’Église. Il se juge sévèrement et gardera toujours l’impression d’avoir gaspillé ses capacités, voire d’être passé à côté de sa vie. Sans doute, plongé dans les responsabilités autour de l’École biblique, ne se rendit-il pas compte du rayonnement et du bienfait pour l’Église de l’œuvre apostolique qu’il a initiée. La tiédeur qu’il se reproche ne s’accorde pas avec l’admirable prière qu’il rédige en plein contexte où s’exprime son sentiment de nuit spirituelle : « Si quelque chose me fait encore espérer, mon Dieu, c’est que vous me sevrez, me tenez dans la solitude, ne permettez pas que je goûte hors de vous des joies que je ne trouve plus qu’en vous. Je vous appartiens, mon Sauveur, par ma consécration ancienne, par mes anciens serments, par d’anciens serments, par d’anciens sacrifices… Ayez pitié de moi. Rendez-moi à ma bonne Mère, qui gémit de ma tiédeur. Ô Marie, tendez-moi les bras, dissipez les nuages, les faux prétextes, les mauvaises raisons qui m’éloignent de Jésus… Parlez, je vous écoute. » (27/03/1891, p. 267). C’est que de plus en plus alors, le père Lagrange se reproche une certaine mollesse, une absence de mortification et une curiosité intellectuelle. Durant sa retraite de septembre 1892, il fait le récit sans concession de son enfance et de sa vocation « pour voir combien j’avais baissé », car ce sentiment de s’être assoupi spirituellement en regard de ses désirs anciens de sainteté reste un scrupule qui perturbe longtemps son âme.
À partir de 1895, le père Lagrange prend le parti de l’exégèse historique et de la doctrine de « l’inspiration large » (p. 366), mais cette option à laquelle il tâche de rester fidèle tout en se soumettant au contrôle de l’autorité ecclésiastique, l’amène à regretter les troubles et l’inquiétude qui en découlent. Au cours des années de tourmente où les options intellectuelles prises sont malmenées par l’autorité de l’Église qui le soupçonne de modernisme, où le cap tenu par ses supérieurs n’est pas clair, on perçoit que sa préoccupation spirituelle est d’abord celle de l’obéissance. Le père Lagrange veut servir le Christ et l’Église dans l’ordre dominicain. Les épreuves proviennent, pour lui, de la main de Jésus : « de ses mains percées pour nous, de son Cœur Sacré » (p. 387). Il se lance dans l’étude des Évangiles par amour pour Jésus et avec l’espoir, toujours, de “revenir à mon ancienne ferveur”. « Aucune étude autant que l’Évangile, écrit le père Lagrange, ne m’approchera de sa personne, ne me fera goûter ses enseignements. »
Laurent CAMIADE
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Transcription : www.mj-lagrange
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